Rien de mon errance, livre dans lequel Nadine Ltaif met en scène la figure d'exilés du pourtour méditerranéen, qu'il s'agisse cette fois-ci d'Ovide, de Dante, ou du " rire étouffé des enfants / avalés par des mers affamées ". Quelque part dans Montréal, " un mendiant est trouvé mort de froid ". Ses poches sont bourrées de pages froissées de manuscrits. La voix du narrateur s'emploie alors à déchiffrer cette " Ballade du mendiant ", errance à travers les pays et les âges. " Byzance n'est plus Venise s'est enrichie depuis Byzance n'était déjà plus quand Venise s'était enrichie " : derrière triomphe et décadence des empires,
Nadine Ltaif se concentre sur des voix individuelles
et universelles à la fois
" Je suis assis sur les marches d'une petite église. / J'ai quitté mon foyer. / J'ai erré dans les villes médiévales. / J'ai pour bagages des sacs de recyclage remplis de carnets de notes / de toute les couleurs. [...] / J'ai traversé les villes, les villages et j'ai traversé les siècles. " Constantinople, l'Adriatique, Tomes, " une Turquie ottomane ", Venise : tous ces noms font lever un imaginaire tout en contraste aux confins de l'Europe et du Proche-Orient ;
cet imaginaire évoque tout à la fois le magnétisme de l'ailleurs, les arts et sciences de civilisations exceptionnelles, mais aussi une histoire violente de guerres et de conquêtes,
et au présent " la longue histoire / de la migration des peuples " que constituent les colonnes de migrants aux frontières et ces navires surchargés de vies qui rêvent de terres promises à prix fort. " Les cris de l'enfer / ne sont pas ceux de l'au-delà, mais bien ceux d'ici-bas. "
En entrechoquant ces deux visions des cultures méditerranéennes, Ltaif conjugue avec justesse et sensibilité culture et barbarie, grandeurs et horreurs de l'humanité
" la victoire des forces occidentales menées par Venise contre les Turcs / Venise règne sur l'Adriatique / la peste frappe Venise un million de victimes / Et le peintre Le Titien. " Ces assemblages de mots, d'images expriment parfaitement ces aléas. En trouvant un équilibre qui lui permet d'échapper tant au misérabilisme qu'à un esthétisme qui serait aveugle aux réalités, la poète touche par la voix de son narrateur et les mots du mendiant : " La rue est ma prison et / mon espace de liberté [...] / Homeless je reste / dans l'extrême liberté / dans le dénuement / d'une branche en / hiver. " Il reste des secrets lorsqu'on referme ce livre, ceux que n'aura pas révélés " la boîte de nacre incrustée de Damas ", enterrée par le mendiant - très belle métaphore du livre de poèmes qui s'ouvre et confie ses " feuillets remplis / de sable / et d'encre noire ", mais ne livre pas toutes les clés.
Rien de mon errance est un magnifique et touchant recueil qui cultive juste ce qu'il faut de distance et de silence.
Département d'études françaises