Le chant de deuil d'un écrivain pour sa mère (Marcelle Sautou, 1928-2014, est-il rappelé en début de recueil) paraît semblable aux autres : elle n'en entend évidemment rien ; elle n'arrêtera pourtant pas d'avoir disparu; elle lui devra tout ce qui peut ici lui arriver encore (attendre, rêver, être seule, avoir peur, savoir ou non, et même oublier); mais la situation a des particularités : d'abord, il est resté écrivain (c'est sa façon d'avant de chanter l'après) ; les mots viennent visiter ce qu'ils peuvent ou doivent, sans être jamais eux-mêmes vivants ou morts ; elle fut sa première maison vocale; celui qui ne serait pas complètement né à lui-même le devrait pour partie à celle dont il est né ; enfin la posture même de « recueillement » (à la fois accueil morphogénétique, recueil poétique et cueillette spirituelle) est périlleuse et singulièrement riche pour un fruit direct de ses entrailles.
Couple incongru, et le plus naturel pourtant : une mère, morte il y a six ans, donc, et son aède de fils. Elle semble jouer à cache-cache avec son chroniqueur ; il semble en retour comme bercer son fantôme. Il ne peut qu'écrire (on ne peut rien dire à qui n'est plus), elle ne peut bien sûr pas lire elle-même (une archive est analphabète, le fossile n'accède pas au pétrifié) : c'est lui qui fera donc tout, dans un aparté fusionnel normalement délirant. Et le fils poète ne fait pas que « relever » des empreintes de sa source de vie, il commente une sorte de transsubstantiation différée (sa lente évocation semble remplacer, élément par élément, la matière d'une vie en son sens !); ou, pour prendre une autre image, on ne sépare plus, dans cette sorte de rade ou de baie du deuil, le littoral et le bassin : c'est une échancrure amphibie et ventriloque, comme le feuilleton d'une plaie sacrée. Ni pure régression (on « avance »), ni simple transgression (mystérieusement, « on relève les draps »); le poète fait le pari de piétiner utile, comme la bête sombre piaffe devant la porte d'un toril, devinant les clameurs imminentes.
Là où un spirite fait en quelque sorte revenir l'esprit d'un mort à la vie (ou au concert des vies rescapées, que sa sorte d'expérience posthume vient éclairer), un poète élégiaque fait plutôt revenir le mort (en l'occurrence la morte) à l'esprit de la vie : elle vient alors rejouer dans la cour des vifs, dans l'entre-représentation actuelle et indéfinie (bien que révolue pour elle, et finie) des destins. C'est, de toute façon, comme une survie à l'essai, arbitrée par le deuil et l'arbitrant en retour.
La dépression, explicitement présente ici, est la religion de l'automne, le culte de la chute de tout ce qui a crû et poussé : on veut y croire que l'autorité du disparu n'a pas disparu, ou que le rien deviendrait à son tour récoltable si seulement le déclin se semait et travaillait bien. Mais c'est comme l'automne à la fois tragique et nul d'un désert, où, faute de verdure, rien n'est caduc et ne tombe ! Alors qu'ici comme partout, tomber est normal (un jour ou l'autre, l'acrobatie de vie fait entrer dans des issues sans équilibre; le poids de ce qui n'est plus retenu s'effondre sur les autres), tomber est universel (« ma mère/ (tombée)/ poèmes (tombés)/des après-midi comme les autres (tombés) » (p. 57), puisque même le vide fait choir (« feuilles/tombées/de tout le vide de soi » p. 46), automne pourtant n'est à force plus rien - les feuilles de l'arbre de la connaissance ne tombent pas plus dans le néant qu'elles ne tomberaient dans l'apesanteur de l'Éden !
« automne n'est plus rien
entends les fleurs automne
du cher amour plus rien » (p. 77)
Malgré la terrible humilité (qui, plus que morale, semble rare timidité ontologique !) de l'auteur, son œuvre dignifie tout, et permet seule que demeure ce qu'une vie aura fait d'elle-même (ne serait-ce que sauver les témoignages de vies qu'elle porte) : sans œuvre, en effet, sans « objectivation » de l'irréalité même de nos efforts, la mémoire se fermerait avec la vie : pas de souvenirs posthumes, pas non plus d'intuitions partageables. Même ce que d'autres vies qui n'auraient fait qu'agir et rêver ont deviné du monde compte sur ce qu'en consigne l'écriture à elles étrangère. Les laissez-passer de solitude mêmes sont signés ou rien. La noblesse de la solitude, dit Comte-Sponville, c'est « le prix à payer d'être soi »; mais en cas de soi ruiné, d'identité sans horizon déployable, ou pour le dire brutalement : quand ce qu'on était seul à être va disparaître avec notre pouvoir même d'être, quel autre secrétariat possible que le lyrique chant d'humanité, et qui paiera notre pauvre rançon de rois et reines d'ombre, qui pour recrépir les quant-à-soi spectraux, que le faiseur de poèmes ?
Le faiseur de poèmes Eric Sautou ? Un auteur pur et libre ; pur, parce qu'il ne joue jamais : il semble enregistrer dans sa très sûre et claire langue la simple lisibilité du monde; mais libre, parce qu'il nous laisse jouer avec ce qui s'est imposé à sa parole. Poète par exemple de « la balançoire vide » (que le vent en nous remue seul à sa guise), du « jardin après la pluie » (qu'on se sent délivré d'arroser), du temps réel dont il diagnostique : « ce ne sont que des jours » (alors, c'est trop tard, pour sa mère ou pour lui; mais le lecteur, lui, fixe comme il veut, d'autant, les délais et les urgences). Ce recueil nous offre libéralement de lire avec lenteur et paix une sorte de huis-clos résurrectionnel qu'on devine, par ailleurs, si ardu et troublé, malgré la ferveur, entre ses deux protagonistes !
Oui, le vestiaire de telles retrouvailles prend le risque de manquer d'air et d'allant ; l'extrême fidélité tire parfois sur la corde qu'elle porte nouée au cou. Le lasso de la nostalgie revient sur soi, et l'on s'y capture alors soi-même absurdement, proie usée, X archi-connu, simple et dérisoire pèlerin de corral, mais quoi de plus subtilement noble au monde qu'un martyre périmé ? « Regarde-moi fermer les yeux » ordonne, presque tyranniquement, la mère (comme le bourreau de Michel Strogoff voulait, réciproquement, qu'il l'observe l'aveugler !), mais l'auteur formule ici lui-même ses suffisantes consignes de délivrance, et, d'autre part, avoue, tragiquement lucide, qu'un strict devoir de présence doit commander au droit d'entrée, comme on le lit, respectivement, en deux décisifs passages :
« délaisse désenlace-
toi
n'envoie plus rien n'écris plus
tout un livre
muet à ta main jette-le » (p. 101)
« c'est moi l'enfant (l'absent) laisse-moi entrer » (p. 111)
Marc Wetzel
Eric Sautou, Beaupré, Flammarion, décembre 2020, 120 pages, 16€
Quelques extraits :
« je suis avec toi (qui me ressembles)
avec toi qui me ressembles oh vivre est là depuis toujours avec toi
qui me ressembles » (p. 21)
« automne automne automne de nous
maison de soi vie où nous sommes est-ce que ça te semble
vrai est-ce que nous sommes » (p. 30),
« je rentre
seule à la maison
j'ai été seule les choses
sont seules avec moi (plus rien ne les rassure)
es-tu revenu toi qui es là
maison où nous ne sommes
il n'y a nulle part
où aller désormais
ma maison est seule la maison est seule où tu ne reviens pas
une nuit
puis toutes les autres nuits
ma maison n'est plus rien les autres n'y restent » (p. 39)
« écrire
qui a continué pour rien je t'écris comme si
tu étais là encore comme si j'étais là
où tu me vois vieillir je vieillis » (p. 42)
« la dernière lune s'en va
au soir
des maisons du village je ne me souviens plus
arbres seuls arbres nus (j'avance)
j'avance je relève les draps
longues robes des morts à relever les draps j'avance » (p. 80)
« il n'y a
dans la véranda
que la table où nous sommes où nous ne sommes
pas
quelque chose
n'est plus moi quand j'écris mais je t'écris encore » (p. 82)
« mourir dont j'entends
(seules) les vagues
tu peux t'asseoir maintenant
aux derniers feux des vagues
le ciel lui-même (abandonné)
vois comme la vie
nous est encore (et pour longtemps)
les vagues
les vagues » (p. 104)