Emmanuel Macron à l'ENA, promotion 2002-2004.
Briser l’ENA, oui. Mais pour quoi faire ?Creuset. La «méritocratie» républicaine a-t-elle jamais eu un sens, sinon quand elle était incarnée dans la fidélité absolue au temps long et à un horizon indépassable : le service public, le bien commun, la construction d’une France de haute tenue en tant qu’exemple. En annonçant de manière quasi divine la suppression de l’École nationale d’administration (ENA), notre prince-président souhaite donc montrer qu’il est résolu à prendre une mesure forte pour remettre en cause la morgue de la haute fonction publique… dont il est lui-même issu. Un tour de passe-passe au profit d’une nouvelle institution élitaire ? Sans doute. Qui le croit d’ailleurs sincère ? Au départ, l’ENA avait pour but de garantir l’égalité d’accès aux carrières publiques et de casser les corporatismes des grands corps ; assez vite, le projet a rompu avec son ambition démocratique originelle, devenant au fil des années l’un des creusets de l’oligarchie française, formant ces escadrons de hauts fonctionnaires qui, depuis plus de trente ans, passent par l’Inspection des finances, avant de déserter le service de l’intérêt général pour aller s’enrichir dans la finance ou la grande distribution. Tous, ou presque, ont activement accompagné la casse sociale historique que nous vivons, attisant la crise morale envers «la» politique et l’administration qui la sert par les sommets. Briser l’ENA, oui, bien sûr. Mais pour quoi faire ?
Engagement. L’idée d’une école nationale de formation des fonctionnaires destinés à occuper les plus hautes fonctions de l’administration remonte à loin. Évoqué pendant la IIe République, porté sous le Front populaire par le ministre de l’Éducation nationale Jean Zay, ce projet progressiste visait à remplacer un système de recrutement disparate. Idée reprise à la Libération, dans une ordonnance du général de Gaulle mise en musique par le ministre de la Fonction publique, Maurice Thorez. La création de l’ENA répondit, au cours des années suivantes, à l’objectif originel de démocratisation. Avant la grande dérive… Le bloc-noteur, qui côtoya quelque peu Philippe Séguin, se permettra de citer son livre, Itinéraire (Seuil, 2003), lui, le pupille de la nation : «J’avais choisi l’ENA, donc le service public, parce que cela me paraissait, en toute candeur, valoir une entrée en chevalerie. Voilà bien ce qu’était la République à mes yeux : la possibilité offerte à des roturiers d’accéder à un ordre aussi prestigieux qu’exigeant, sans avoir de lettres patentes à acheter, mais seulement un mérite à démontrer et, surtout, un engagement à prendre, engagement de consacrer sa vie au service du pays, engagement qui valait adoubement…» L’homme de la promotion «Robespierre» écrivait ensuite : «Je ne tarderai pas à déchanter. (…) Le pouvoir qu’on enlève au peuple, aucun autre peuple ni aucune réunion de peuples n’en hérite. Ce sont des technocrates désignés et contrôlés encore moins démocratiquement qu’auparavant qui en bénéficient, et le déficit démocratique s’en trouve aggravé.»
Esprit. D’autres que Philippe Séguin ont honoré l’ENA, en toute lucidité. Cette semaine, l’écrivain et avocat François Sureau déclarait, par exemple : «L’ENA avait été créée pour aider à relever un pays que les avocats, les professeurs et les élèves d’une école de guerre, dont on nous vante à présent les mérites, avaient conduit à la pire défaite de son histoire. Les énarques, cinquante ans durant, y ont pris leur part. (…) Dans les derniers temps, même abandonnés de l’esprit initial, ils me paraissaient préférables aux maniaques du libéralisme économique, aux gourous du laisser-faire, aux Gafa, aux eurocrates. (…) Non, je n’ai pas aimé l’ENA. Mais, au moment où elle disparaît, avec ses fondateurs, ses rêves de boursiers républicains, son arrogance inquiète et le sens de l’État, je voudrais soulever mon chapeau, et n’être pas tout seul.» Un monde meurt, de toute évidence. Mais celui concocté par Mac Macron ne promeut que l’idéologie managériale. D’où la question : l’ENA seule est-elle en cause, ou s’agit-il, plus fondamentalement, de l’à-venir de nos services publics ?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 16 avril 2021.]