Je remercie chaleureusement Jean-Louis Cros pour l’envoi de son livre « Gésir ». J’avais déjà découvert un de ses romans cet été « Une taupe @ l’oeil doux », une expérience littéraire ludique et immersive dont je vous parlais ici.
J’ai été, une nouvelle fois, intriguée par l’originalité de « Gésir ». En effet, c’est d’une peinture d’Evariste Vital Luminais que Jean-Louis Cros a puisé son inspiration. Cette oeuvre, exposée au Musée des beaux-arts de Rouen et intitulée « Les énervés de Jumièges », représente les deux fils du roi Clovis, laissés pour morts sur un lit flottant sur la Seine. La légende dit que ces derniers auraient tentés de se rebeller contre leur père qui leur auraient, en contrepartie, et sur les conseils de la Reine Mère, brûlé les tendons d’Achille.
Les énervés de Jumièges, 1880 – Evariste Vital Luminais (1822-96) ; Musee des Beaux-Arts de RouenJean-Louis Cros part de ce mythe populaire et en invente les prémices et ce qui a bien pu arriver aux deux malheureux. C’est un peu comme être brusquement plongés dans le tableau et se réveiller aux côtés des deux protagonistes. Etant très attirée par l’art, j’ai trouvé l’idée intrigante.
Le livre : « Gésir » (disponible en ebook et format papier sur Amazon, Fnac, Kobo, Decitre etc., mais aussi sur commande en librairie avec « Hachette distribution »)
Crédit photo : L&T
L’auteur : Jean-Louis Cros est un auteur français. Professeur d’anglais, critique de cinéma, puis auteur de quelques romans, de courts-métrages et de nombreux documentaires pour la télévision.
Le résumé : « Sur un tableau exposé au Musée des Beaux Arts de Rouen, Clotaire et Childéric, fils d’un cruel roi Franc du VIIème siècle, sont représentés sur un lit flottant abandonné au courant de la Seine. Pourquoi un tel châtiment ? Quel crime ont-ils commis pour avoir eu les tendons des deux pieds tranchés ? La réponse des historiens est claire: aucun, puisque cette histoire n’est jamais arrivée ! Mais l’auteur s’en moque, la légende lui plaît ! A la célèbre peinture, il imagine alors un avant et un après pleins de rebondissements et s’embarque pour un voyage dans ce moyen-âge naissant où s’affrontent humanisme hérité de l’Antiquité et montée du fanatisme religieux ».
Mon avis : Ce récit est une expérience littéraire et, globalement, j’ai passé un très bon moment aux côtés de Clotaire et Childéric, les deux fils, accusés de traîtrise, de Clovis.
« Gésir » est un roman atmosphérique, contemplatif et mélancolique. Il n’est pourtant pas dépourvu d’aventures et les chapitres alternent entre plusieurs personnages, ce qui permet aux lecteurs de changer de décor et de perspective.
Ce sont les passages durant lesquels les deux princes maudits se laissent dériver sans but sur la Seine qui m’ont le plus plu. La nature y tient alors une place primordiale. On s’imagine les rayons du soleil danser une valse d’ombres et de lumières derrière les paupières des deux gisants, on entend les pépiements des oiseaux au coeur de la journée, on sent le va-et-vient langoureux de l’eau, les odeurs de lessive abandonnée par les lavandières sur les bords du fleuve. Surtout, on visualise ce lit-bateau, paré de soieries, de tentures et d’une unique bougie, apparaître comme un mirage sur les flots.
Ces chapitres sont très sensoriels et les personnages se laissent aller à se souvenir de leur enfance, à penser au sens de l’existence ou, tout simplement, à profiter de ce moment suspendu avant qu’arrive la mort.
Je n’ai pas pu m’empêcher de penser au tableau « Ophélia » de John Everett Millais et à l’atmosphère aquatique envoûtante et morbide qu’il invoque.
Ophélia, 1851-1852 – John Everett Millais, Tate Britain LondresLa plume de l’auteur accentue encore ce ressenti, dès lors qu’il s’agit d’une prose très métaphorique, convoquant de nombreuses images. Le style est parfois un peu alambiqué (j’ai eu l’impression que toutes les phrases étaient à la forme passive). Cela rend, à certains moments, la lecture légèrement ardue, mais colle néanmoins avec l’époque du récit qui se déroule au Moyen-Âge. Le format de « Gésir » est court, se composant d’environ 170 pages, se situant alors à mi-chemin entre la nouvelle et le roman.
« Gésir » fait, par ailleurs, une critique cinglante du dogmatisme religieux et des fanatiques qui le portent, auxquels il est fait référence par l’expression « fous de Dieu ». L’intrigue se déroule, en effet, en plein tournant religieux : au moment où les croyances et les coutumes païennes sont abandonnées pour la foi monothéiste chrétienne. Malheureusement, la religion s’accompagne toujours de ses illuminés et de son lot d’intolérance et d’atrocités. C’est le ridicule et l’hypocrisie de ces prétendus croyants qui sont mis en lumière.
Si j’ai trouvé cette critique intéressante, j’ai toutefois eu un peu de mal à accrocher avec le dernier tiers du roman qui traine en longueur. J’ai alors eu quelques difficultés à comprendre où l’auteur voulait nous emmener et à appréhender les révélations de Clotaire. J’aurais donc, personnellement, préféré que la fin intervienne un peu plus tôt dans une belle scène mélodramatique puisqu’on est dans le registre. Je dois tout de même avouer que la dernière page du livre m’a réconcilié avec la fin de l’histoire.
En bref : « Gésir » est une jolie façon de prolonger la contemplation d’une peinture. Il s’agit d’un récit, très éloigné, aussi bien par la forme que par le fond, des codes traditionnels des romans d’aventures historiques. Une histoire à l’atmosphère onirique et contemplative qui abrite une critique de l’obscurantisme religieux. S’il n’est pas dénué de tout défaut, j’ai lu « Gésir » rapidement et j’ai passé un moment hors du temps à voguer sur la Seine à bord de ce lit-bateau mortuaire qui se voudra finalement un peu plus que cela…
Petite précision pour finir : il s’agit d’un livre auto-édité et si quelques toutes petites coquilles ont pu s’y glisser, je vous rassure sur la qualité de l’édition, ce point ne doit donc pas freiner vos envies de lecture !
InterviewMerci beaucoup à Jean-Louis Cros qui a eu la gentillesse de répondre à mes questions sur son livre et ses futurs projets littéraires !
Comment avez-vous eu vent de la légende des « Enervés de Jumièges » et qu’est-ce qui vous a donné envie de réinventer celle-ci ?
Il y a quelques années, j’ai réalisé un documentaire sur le thème du lit. Le lit où l’on naît, où l’on rêve, où l’on fait l’amour, où l’on souffre et où l’on meurt ; soit cinq des temps les plus intenses de la vie, et qui définissent peut-être ce qu’on appelle la condition humaine (pour retrouver ce documentaire c’est ici). C’est en préparant, puis réalisant ce film dans lequel je souhaitais inclure, en plus de certains témoignages, des lits célèbres que j’ai découvert le tableau d’Evariste Vital Luminais et la légende qu’il illustre. Et puis un peu plus tard, une fois le film terminé, une autre idée m’est venue : je me suis dit que considérer le monde depuis la position allongée ne devait pas être la même chose que depuis la position debout, qu’être au ras des éléments devait induire plus d’immersion, moins de surplomb sur tout ce qui nous entoure. Et c’est cette association de la légende des Enervés de Jumièges et de cette idée qui a provoqué le déclic de départ.
Avez-vous effectué des recherches spécifiques pour écrire ce livre ?
Oui bien sûr, je me suis documenté, j’ai lu quelques ouvrages sur les rois mérovingiens et la société de l’époque ; mais il n’y en a pas beaucoup, c’est une époque assez obscure et peu documentée. Alors je me suis jeté à l’eau, faisant confiance au peu que j’avais trouvé, à mon imagination et à quelques images glanées ici ou là. Enfin, plus tard, un ami qui est un historien plus sérieux que moi a lu le manuscrit et m’a suggéré quelques modifications quand il jugeait que mon texte était vraiment trop anachronique. Mais même ainsi, ce texte reste un récit d’imagination, il n’a rien d’historique. Pas plus que la légende dont il s’inspire d’ailleurs, qui est un pur mythe.
Pouvez-vous me dire quelques mots sur la forme choisie (à la limite de la prose avec des tournures de phrases peu communes) ? Etait-ce pour coller à l’époque ou pour délivrer un récit poétique, éloigné tant sur la forme que sur le fond des romans plus classiques ?
C’est vrai que le phrasé de ce roman est à la limite de la poésie ; mais je dois dire qu’assez étrangement je ne l’avais pas prévu à l’avance. C’est arrivé tout seul. Tandis que j’avançais dans l’écriture, je me suis rendu compte que souvent mes fins de phrases ou de paragraphes se terminaient par une rime en « é » et que cela provoquait une sensation agréable de désuétude, une sorte de musique qui évoquait le vieux français, la sonorité d’époques lointaines et révolues. Alors, je me suis abandonné à cette rythmique qui s’était en quelque sorte imposée à moi sans que j’en aie conscience, peut-être parce que je m’immergeais de plus en plus dans l’histoire… A partir de là, je l’ai cultivée, améliorée, j’ai joué avec. Mais en même temps, j’ai toujours veillé à ce que jamais les phrases ne deviennent trop tarabiscotées à cause de cela. Mon souci était de toujours proposer une lecture aisée et fluide.
Etes-vous, vous-même, un passionné d’art ? Si oui, quel est le style, l’œuvre ou l’artiste qui vous plaît le plus ?
Ca dépend de ce qu’on entend par « passionné d’art ». Je suis très cinéphile, je vois énormément de films et j’ai longtemps écrit dans une revue de cinéma. Je suis grand amateur de lecture aussi. Donc on peut dire que j’aime en effet certains arts. En revanche d’autres me laissent plus indifférent : la danse, la musique, le théâtre me font rarement « grimper aux rideaux » ; ou bien il faut que ce soit une rencontre exceptionnelle : Philip Glass ou certaines chansons des Beatles par exemple pour la musique. Concernant la peinture, c’est un peu la même chose et mes goûts sont assez banals ; dans le désordre : Van Gogh, Goya, Vermeer, les impressionnistes sont les grands noms qui me viennent à l’esprit. En revanche ce qui m’intéresse beaucoup c’est l’histoire de l’art. Je pense qu’elle est indissociable de l’histoire des civilisations, que c’est en quelque sorte son porte-voix. Et c’est ce que j’ai voulu exprimer dans mon roman avec tout ce qui se déploie dans la tête de mes personnages vers la fin du récit : cette idée qu’une forme de peinture qui ne placerait pas Dieu au centre mais l’Homme aurait pu être sur le point d’éclore dès le haut-moyen âge. Comme si tout ce mouvement pictural qui naîtra sept ou huit siècles plus tard avec la Renaissance italienne : la découverte des lois de la perspective etc., aurait pu tout aussi bien s’imposer à ce moment-là, en filiation directe avec l’antiquité gréco-latine dont on venait tout juste de sortir. Sauf que la société n’était pas prête pour cela ; il lui fallait d’abord passer par la « case » moyen-âge et son obsession fanatique pour la religion. Ce que je veux dire est que l’art n’est pas seulement le fait des individus, il y a toujours des artistes dans toutes les sociétés, mais ces sociétés ne les acceptent, ne les célèbrent, ne leur accordent la gloire (et donc les moyens de s’exprimer) qu’à condition qu’ils aillent, en plus d’être talentueux et innovants, dans le sens attendu.
Si l’art a une place très importante dans le récit c’est également le cas de la nature qui est un personnage à part entière, pouvez-vous en dire quelques mots ?
Oui la nature a une place importante dans ce roman, mais ce n’est pas pour en faire un manifeste écologique. Je suis évidemment très sensible à l’idée d’une préservation de la planète, et dans ma vie quotidienne j’agis dans ce sens dès que l’occasion m’en est donnée. Toutefois dans ce roman, la place de la Nature est beaucoup plus fonction de l’idée développée précédemment. En effet, de même que mes personnages principaux se placent dans le prolongement direct de l’Antiquité pour imaginer une forme d’art qui placerait l’Homme au centre et non Dieu, ils s’inscrivent dans le rapport de cette même civilisation antique avec la Nature. Au temps d’Athènes, de Rome et de toutes les civilisations polythéistes anciennes, que ce soit en Amérique, en Afrique ou ailleurs, chaque élément : le vent, l’eau, les saisons… avaient en effet sa divinité propre, et l’homme était un peu comme leur partenaire, leur allié en même temps que leur débiteur… N’était-ce pas là une forme poétique d’envisager ce qu’on appelle aujourd’hui l’écologie ? Malheureusement, au temps des Mérovingiens où se situe mon récit, le fanatisme religieux et la spéculation mystique d’un Dieu unique et tout puissant devait, comme pour l’art, tout balayer. Or n’est-ce pas un peu le même risque auquel nous sommes aujourd’hui confrontés ? Nos religions actuelles s’appellent « capitalisme », « nouvelles technologies », « fondamentalisme » ou autre chose encore, mais le conflit entre une construction purement spéculative et la Nature reste bien le même.
J’ai cru comprendre que vous aviez écrit « Gésir » il y a quelques années. Pourquoi ne le publier que maintenant ? Est-ce un travail étalé sur plusieurs années ?
C’est un texte que je l’avais déjà publié en 2015, aux Editions du Net, mais sans aucun résultat. Or aujourd’hui, après avoir écrit et publié plusieurs autres romans chez divers éditeurs, je n’ai toujours pas l’impression d’avoir trouvé la bonne formule pour atteindre un public même modeste. C’est pourquoi je tente maintenant l’aventure de l’auto-édition ; car, là, même si je suis toujours aussi seul face à l’océan de la production littéraire, j’ai au moins une totale liberté d’action pour concevoir et promouvoir mon travail. En plus j’en ai profité pour revoir un peu le manuscrit et y apporter quelques corrections minimes. On verra alors si cette formule est la bonne et si ce livre trouve davantage d’écho que les autres !
Travaillez-vous sur un nouveau projet littéraire ?
Oui, tout à fait. Ce n’est d’ailleurs plus un projet puisque le manuscrit est complètement terminé depuis quelques semaines. Son titre est « La Croisette des Albigeois » ; à ne pas confondre avec la « Croisade », même s’il y a évidemment un petit clin d’œil…
Merci encore à Jean-Louis Cros pour le temps accordé ! Ce livre atypique et son concept vous tentent ? Vous connaissiez le tableau des « Enervés de Jumièges » et la légende populaire y associée ?