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(Anthologie permanente) Dambudzo Marechera, Cemetery of Mind, traductions inédites et présentation de Jean-René Lassalle

Par Florence Trocmé


Marechera cimetery of mindVouant mon âme

Quand j’étais petit garçon
j’escaladais tes seins de granit
tendres et ronds
je trainais mon corps
de la minceur de ton dos
jusqu’à ta nuque fléchie
le bassin de ta poitrine
m’était oreiller
la rivière de tes larmes
m’engloutissait dans tes profondeurs
et la douce plaine de ton ventre plat
s’accordait au mien
J’étais à toi
tu étais mienne
Un homme maintenant
en exil de la chaleur de tes bras
et du lait de tes dents
le souffle de ton secret chuchote à mon oreille
ne devrais-je pas en hâte retourner vers toi 
abattre mes ennemis, neutraliser les maris mauvais
Ne devrais-je m’incliner pour baiser les grains de ton sable
me relever nu devant toi tel une coupe d’encens ?
la fumée de ma nudité devra être
offrande pour toi
vouant mon âme
Source : Dambudzo Marechera : Cemetery of Mind, Baobab Books, Harare 1992. Traduit de l’anglais (du Zimbabwe) par Jean-René Lassalle
Pledging my Soul
When I was a boy
I climbed onto your granite breasts
smooth and round
I trailed my body
from the small of your back
to your yielding neck
the cup of your breasts
was my pillow
the river of your tears
drowned me down in your depths
and the smooth plain of your flat belly
yielded to mine
I was yours
and you were mine.
Now a man
in exile from the warmth of your arms
and the milk of your teeth
the breath of your secret whispers in my ears
shall I not stride back to you with haste
rout all my enemies and bind the wicked husbandsmen
Shall I not kneel to kiss the grains of your sand
to rise naked before you – a bowl of incense?
and the smoke of my nakedness shall be
an offering to you
pledging my soul.
Source : Dambudzo Marechera : Cemetery of Mind, Baobab Books, Harare 1992.
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Le sou de clarté lunaire
Faim au ventre
gravissant le cerveau
avec brillants yeux crispés
en colère de marteler d’un acier chauffé à blanc
le verre renforcé entre mon besoin
et votre abondance.
Quelques panneaux de circulation sur la route,
voilà des signaux de votre fraternité ;
les aveugles et les idéalistes doivent être éduqués –
les enfants et les malades transférés à temps
en lieu sûr. Des voitures rapides d’importation coûteuse
rejettent dans leur sillage ouvriers mutilés
paysans déstabilisés, intellectuels radicaux perturbés
Vos nuits s’éclairent de notre progrès néon
exhortant les sans-logis à boursicoter chez la Beverley Bank
exhortant les mourants de soif à un coca-cola pour un sourire
exhortant les illettrés à suivre par correspondance
des cours d’estime de soi. Et toujours la cerclante
lune luit, un sou lumineux dilaté en haut d’une sombre décade
projetant ses rayons cupides dans ma cabane de bidonville
Source : Dambudzo Marechera : Cemetery of Mind, Baobab Books, Harare 1992. Traduit de l’anglais (du Zimbabwe) par Jean-René Lassalle
The Coin of Moonshine
Hunger in the belly
Rose to the brain.
Its bright eyes clenched
In anger to smite with white-hot steel
The reinforced glass between my want
And your plenty.
The traffic signs on the road
Are your signals of brotherhood;
The blind and the idealists have to be warned –
Children and the sick timely carried across
To safety. The fast expensive imported cars
Leave in their wake mangled workers
Deranged peasants and crazed radical intellectuals
Your nights are luminous with our neon progress
Exhorting the homeless to bank with Beverley
Exhorting the thirsty to have a Coke and a smile
Exhorting the ill-educated to take a correspondence
Course in self-confidence. And ever the circling
Moon gleams, a bright distended coin above the dark decade
Casting beams of greed through my shantyhut door.
Source : Dambudzo Marechera : Cemetery of Mind, Baobab Books, Harare 1992.
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Auberge de la roseraie
Raconte-moi le vin d’épines
dont l’arrière-goût est crépuscule
la lune en gobelet de fer éclabousse d’étoiles
dans cette chambre myriade de peines à elle
épitaphe marbrée sur monticule de gravier
s’inclinent les épaules du silence se recroquevillant
entre les mâchoires des cauchemars de l’habitant
Ne me raconte pas – ils marchèrent et moururent
L’épuisement prédit notre fin souillée
et la rivière se lasse des pentes abruptes et de la mer
emportant toi et moi passagers sur longues barques lugubres
Entre intention et renoncement – ils marchèrent et moururent
Source : Dambudzo Marechera : Cemetery of Mind, Baobab Books, Harare 1992. Traduit de l’anglais (du Zimbabwe) par Jean-René Lassalle
Roseview Court
Tell me of thornwine
Whose aftertaste is twilight
The gobletmoon splashes stars
The number of her sorrows in a room
Of gravel mound marbled epitaph
Silence’s stooped shoulders hunched
Into the teeth of the tenant’s nightmares
Tell me not at all – they marched and are dead
Exhaustion foretells our untidy end
And the river wearies of heavy slope and sea
Ferrying you and I passengers on eerie longboats
Between intent and renouncement – they marched and are dead
Source : Dambudzo Marechera : Cemetery of Mind, Baobab Books, Harare 1992.
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Sombre comme la porte des songes
Sombre comme la porte des songes
aplati sur le sol
Soleil se lève aussi.
La rivière enflée tourmente de larges courants
d’une engourdie lumière matinale
couvant la naissance de sa brillante vie intérieure.
Pour sonoriser le seul visage à peau tendue
tout en tirant du profond les échos d’une fuite
le marathon temporel ne promettrait d’autre issue
que tomber en bord de route et encore et partout
Midi de minute extatique
quand personne que la logique du rêve
ne dilacère le voile
nos astres se sont engraissés de lumière.
En extinction le crépuscule des chagrins
un éblouissement chute en étoile filante.
Source : Dambudzo Marechera : Cemetery of Mind, Baobab Books, Harare 1992. Traduit de l’anglais (du Zimbabwe) par Jean-René Lassalle
Dark as the door of a dream
Dark as the door of a dream
flat on the floor
the Sun also rises.
The swollen river worries broad streams
of early sluggish light
And broods into birth the life bright within.
To sound only the skin-tight face
Yet draw from within echoes of the race,
Time’s marathon no end promises
But this: to fall by the wayside ever and over.
The noon of ecstasy’s minute
When none but the logic of the dream
Rends the veil
our stars are grown fat with light.
In extinction, that sunset of sorrows,
Astonishment falls like a falling star!
Source : Dambudzo Marechera : Cemetery of Mind, Baobab Books, Harare (Zimbabwe) 1992.
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MarecheraDambudzo Marechera est un écrivain et poète du Zimbabwe né en 1952 dans un ghetto violent d’un pays pauvre dirigé par une minorité blanche dont le libérateur anticolonialiste Mugabe deviendra dictateur. Le pays a 16 langues officielles et une des plus répandues, l’anglais, est choisie par Marechera, bien qu’il ait écrit au moins un récit en shona. Marechera est renvoyé de l’université pour activisme politique. Il est accepté pour une bourse à Oxford en 1977 et il arrive en Angleterre à l’époque où le mouvement punk entretient son anarchisme : il sera aussi renvoyé d’Oxford. Il prend le temps de se nourrir de Shakespeare autant que de poètes africains comme Christopher Okigbo et Dennis Brutus, et il publie un recueil de nouvelles House of Hunger qui reçoit le prix du quotidien Guardian. Errant en vagabond entre sa célébrité trop rapide et une instabilité hypersensible, il retourne au Zimbabwe où ses écrits sont censurés. Il meurt des suites du sida à 35 ans. Durant sa trajectoire de comète tragique de la nouvelle littérature africaine, il écrit toujours des poèmes, qui seront rassemblés par son amie et biographe la philologue allemande Flora Veit-Wild dans le recueil posthume Cemetery of Mind (Cimetière de l’esprit). Marechera : « la poésie serait la tentative d’un individu de devenir invisible, avec une manière  d’invisibilité qui illumine les choses depuis leur intérieur comme de leur extérieur. »
Bibliographie sélective :
The House of Hunger, 1978 (nouvelles)
Black Sunlight, 1980 (roman expérimental)
Mindblast, 1984 (anthologie)
Cemetery of Mind, 1992 (poésie)
Scrapiron Blues, 1994 (théâtre)
Traduction en français :
. La prose de Marechera est traduite en français par Xavier Garnier et Jean-Baptiste Evette  dans La Maison de la faim / Dapper 1999, et Soleil noir / Vents d’ailleurs 2012
. Un long cycle de poèmes de Marechera, « Sonnets à Amelia », se trouve dans l’excellente anthologie « Afriques 1 » de la revue Po&Sie n°152-153, Belin 2016, traduits par Pierre Leroux
Sitographie :
Écouter Marechera lire « The coin of moonshine » (Le sou de clarté lunaire) de 1’55 à 3’
long article biographique sur Marechera
Jean-René Lassalle


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