Il en est des poésies comme des glaces : on en trouve de toutes les couleurs, de tous les parfums. Vanille, chocolat, pistache, fraise, la fabrication en est la même : une pensée qui occupe la pensée et la voix est insérée dans l’espace – celui d’une page, puis celui d’un livre, enfin celui qui s’ouvre entre le livre et les yeux du lecteur. Prenant à la fois du temps et de la place, alors le poème devient événement.
Les nouvelles poésies d’Elena Andreyev ont pris place dans un livre imaginé et produit par un jeune éditeur aventurier, Julien Nègre, dans sa collection partition. Ce qui unit ces 18 pièces, plus que cet in-folio élégant illustré par les soins de mc gayffier, c’est la recette qu’elles donnent elles-mêmes de leur fabrication. E. Andreyev suit sa propre manière de travailler, spéciale à défaut d’être unique. Faisant fi de l’origine mentale de chaque poème, occupant du seul temps, de la seule voix, elle saute à pieds joints dans le poème-événement. Ses pièces arrivent, ont lieu, se succèdent en se moquant à haute voix d’une vie antérieure dans l’esprit ou dans la perception.
La recette, disais-je, n’est pas proprement originale : nous reconnaissons là une tendance toute ferveur de certaine musique pop, depuis les années 80, entièrement performance. Dirait-on que les numéros d’un album de Billie Eilish sont des chansons ? Plutôt des événements, comme les épisodes haletants qui s’enchaînent dans la célèbre vidéo de Mickael Jackson, Thriller, sketches ou saynètes qui s’emboîtent rapidement afin de constituer une seule mise en scène – costumes, danse, éclairage, récitatif, back-up à l’appui : soit un show.
Voici donc de l’i-pop : 18 pages, 18 « poèmes » qui émergent « en présentiel » sans écran, chaque fois « une surprise » comme le dit le premier, un éclat de rire, un éternuement – chacun nouveau, imprévu et imprévisible, sans aucune forme d’énoncé ou de syntaxe inclusive qui puisse nous mener de manière suave d’un vers à l’autre – car oui ! ces poèmes sont versifiés, chacun à sa façon. Dix-huit numéros de forme et de matière variées ; le titre général l’annonce, Supérette persane, un choix de marchandises exposées sur rayons, présentoirs, gondoles. Choisissons, entre une apparition dans le métro, plusieurs vers en anglais (cités ou traduits ?), des brins de méditation existentielle, une liste de 16 fleurs sauvages « mortes aux champs » signalées par leurs noms botaniques souvent cocasses, un terme culte japonais traduit en anglais, « cute » (mignon), une citation de Saint Paul (en anglais) agrémentée d’un rappel sinistre :
ad we shall all be changed
me souffle un pissenlit par la racine
Marchandises tout en à-coups, en arêtes vives, en débrayages : faut-il parler de pot-pourri, de fourre-tout ? L’échevelé en poésie, on le connaît depuis Dada, les jeunes surréalistes, le modernisme à outrance. Et plus récemment sur la scène internationale, le scat, le slam, le rap sont passés par là.
L’excès de désordre, cependant, ne peut éviter de susciter chez Elena Andeyev une certaine méfiance envers ses propres choix, qui va jusqu’à frôler l’angoisse. D’où dans son show un nombre de pavillons hissés qui servent de mises en garde. « Tout sans effort fait grâce » (répété), soit n’allez pas trop réfléchir, pas trop calculer, car la spontanéité du propos sera perdue. Continuer ou arrêter ?
Si j’arrête... nausée légère, voile après voile
Quel sens donner à – Non – si la terre tourne, et à vive allure ?
Arrête – et tout continue ? fête insolente.
« Sans méthode sent le roussi » et puis : « L’observation invite au détour – pour le cap, repasser » Le bon Dieu n’est pas dans le détail, au contraire la perspicacité aveugle, « à trop préciser, cécitez » et pour une excellente raison, insiste notre star : le tout est partout, est partout présent, le présent afflue tout entier dans chaque perception :
Présent – aha ! come in !
Comment n’avais-je pas remarqué
présent et présent
comment ne pas vivre comblé, puisque tout est là.
Philosophe, la chanteuse rejoint ici A. N. Whitehead dans la distinction radicale qu’il fait entre le discerné et le discernable, soit le fait particulier perçu et l’ensemble de faits invisibles qui s’appelle Nature (1).
L’esthétique annoncée, qu’Elena Andreyev s’approprie, est celle du frelon, qui bourdonne partout, pique de ses « dards » et qui pille, censément, le miel de « l’interlocuteur abeille » - figure relevée deux fois par l’illustrateur dont les esquisses ponctuelles égaient chaque page poétique. Ce petit vacarme volatile lui permet d’échapper à celui de la Nature entière dont le lexique est à la limite du compréhensible :
foins en rafales – craie et fredons
nature bombille un fier raffut
au ras du sol :
pépiement abrasif pac-man
À ce barnum notre poésie « s’échappe / et s’échappe en riant ». Le désordre de son show permet de « décoller / le texte de sa chanson ». Chanson il y a eu donc, de plusieurs couleurs et parfums, réunissant l’ensemble de ces numéros d’un charme futé, d’un enchantement auquel l’oreille avertie sera sans doute sensible.
Je n’oublie pas que notre chanteuse est, dans la vie civile, un violoncelliste baroqueux qui joue dans l’ensemble des Arts Florissants de William Christie. Son show à 18 numéros fait écho lointain à l’opera buffa du 18e siècle. Voilà qui donne à la performance d’Elena Andreyev un fondement solide dans une tradition du spectacle qui n’a rien de frivole. Rabelais aussi n’est pas loin...
David Mus
Elena Andreyev, Supérette persane, illustrations de Mc Gayffier, Julien Nègre éditeur, 2020, 20 pages, 15 €
(1) The Concept of Nature