(Note de lecture), Philippe Jaccottet, La Clarté Notre-Dame, par Christian Travaux

Par Florence Trocmé


L’inquiétude de ce qu’il y a après, qui se rapproche, qui est inéluctable. C’est, sans doute, ce qui frappe le plus quand on ouvre le dernier livre écrit par Philippe Jaccottet. La mort y est partout. On la devine prête à saisir celui dont la vie – écrit-il – est « si près de s’achever » (p.18). Qu’il la nomme « manteau déchiré », « corps déchiré » (p.37), « destruction sans aucun remède » (p.37), « mur » (p.32), ou « tonnerre dont le grondement se rapproche » (p.31), être « sans visage et sans main », venant le « lapider à mort » (p.23), ou « tribunal » (p.29), ou encore « port dont le nom rime avec un autre, moins rassurant » (p.29), jamais, semble-t-il, Jaccottet n’a dit aussi intensément la mort qu’il sent, qu’il sait venir. Qui est venue fin février, quand cet écrit était sous presse.
48 pages, d’une prose discontinue, en deux temps, plus un post-scriptum, qui n’est peut-être pas sans rappeler les carnets de La Semaison, Observations et autres notes anciennes, ou Taches de soleil, ou d’ombre. Des choses vues, comme le mont Ventoux, les fleurs roses d’un amandier, quelques nuages, des arbres qui jaunissent à peine, et la lumière d’un ciel de mars ou de novembre, vue d’une fenêtre. Mais, surtout, des choses entendues, qui font se souvenir le cœur, errer les yeux, comme le tintement d’une cloche du monastère de la Clarté Notre-Dame, lors d’une promenade, à Taulignan, à l’heure de vêpres.
Une cloche comme un appel, ou comme une parole non dite dans l’espace d’un ciel déserté. Quelque chose comme un écho, ou comme un signe, ou – comme l’écrit encore Jaccottet – comme un rai de lumière, une rosée ailée, une source suspendue en l’air (pp.17-18). Le poète laisse résonner, rêver en lui, cette petite cloche. Et ce sont, soudain, des montagnes, des nuages, des anges, des oiseaux, qui traversent le ciel inquiet de sa mémoire, et font écho à ce qui a fait signe en sa vie et a justifié qu’il écrive. Des rencontres. Des épiphanies. Des signes « fragiles », insaisissables, « évasifs, mais très intenses » (p.23). « Tous ces fragments de poésie – écrit-il – venus à lui » (p.29), et qui « aident le ciel » (p.30) à s’ouvrir pour y entrevoir le plus haut.
Mais, face à cela, le souvenir d’un reportage télévisé sur un journaliste en Syrie, remontant depuis sa cellule un couloir, et y entendant, avant de se retrouver libre, les supplices des prisonniers qu’on torturait dans le même temps (p.21). L’un et l’autre mis en balance. Cette petite cloche comme un appel, à plus haut, à un peu d’espoir. Et, d’autre part, cette vision des damnés de l’Enfer de Dante, qui est aussi, d’abord peut-être, notre terre, notre humanité. Entre deux, cette planche du vivre, qui est notre chemin commun, notre route jusqu’à la mort, en équilibre.
Alors, que faut-il espérer, sinon croire, ou se raccrocher, à quelques vers appris par cœur des mêmes poètes, toujours aimés, toujours cités ? Rilke (p.14). Hölderlin (p.26, 29, 30, 33, 36, 43). Leopardi (p.35). Goethe (p.34), ou Claudel (p.34). Repenser à ces textes écrits il y a longtemps, comme Requiem (p.13), « le Livre des Morts » (p.25) publié à la fin de L’Ignorant (1), ou même ce Combat inégal (p.22 et 31), un poème des années 50, republié en 2010 (2). Mais tout cela, dit Jaccottet, est « brindilles », est « filins » jetés « à la surface de l’eau » (p.22). Ecran de mots, qui ne peut faire écran à la mort (p.24). « Rien n’y ferait », répète-t-il (id.), entendant un glas, ou comme « une espèce de glas », de « grincement » (id.), dans cette cloche fêlant le ciel.
Pourtant, dans cela qui s’annonce comme l’apocalypse imminente d’une vie qui fut « abritée », ou « protégée » (p.21-22), ces appels résistent encore. Au moment de cette promenade – écrit Jaccottet dans la note ajoutée en juin 2020, dictée plutôt (4) – un ruisseau muré par des pierres lui revient alors en mémoire. Un ruisseau, comme fut celui dont Jaccottet note la présence dans la Vita Nuova de Dante (3). Mais, pour lui, ce fut comme un signe qu’une chapelle, un temple, un verger, sont source d’un même sacré, lieux d’une même foi. Et, repensant à Hölderlin (pp.42-43), Jaccottet y voit ce qui fait l’importance de la poésie : nous donner – à nous, qui mourrons, qui allons mourir c’est certain, vivre puis mourir – une eau et des ailes pour passer sans encombre de l’autre côté, sur l’autre rive.
« (Le chant aura été chanté tout de même, et rien ne pourra faire qu’il ne l’ait pas été, risqué à voix basse ou même quelquefois, rarement certes, clamé à pleine gorge comme une explosion de soleil sous les voûtes de pierre.) » (p.27)
    
C’est sur ces mots que j’aimerais que ma lecture s’arrête un peu, et rêve longtemps, les yeux ouverts. Tout finit. Tout passe et tout fuit. Tout part et s’en va vers l’ordure, vers la cendre, vers le néant. Et nous, qui serons bouche ouverte, tête vide, dents éclatantes, nous qui serons couchés dans l’encre et dans l’ombre d’une nuit froide, saurons-nous que nous avons joui de la lumière, d’un peu d’été, de nuages entraperçus, de fleurs, d’un verger, d’une source, si nous n’avons pas cultivé ces moments en nous si précieux, si légers, si évanescents ?
Notre vie n’a pas d’autre sens.
Christian Travaux

Philippe Jaccottet, La Clarté Notre-Dame, Gallimard, 2021, 48 pages, 10€

Extrait (p. 25) :

Mais voici, tout de même, en ce premier jour de mars, que la lumière – qui va vers son élargissement, sa croissance, son ascension – revient me réchauffer à travers la fenêtre, aussi indubitablement réelle qu’en moi la montée et la croissance de la mort. De telle sorte qu’une fois de plus, elle semble me conduire la main, si fatiguée que soit celle-ci désormais ; et que me revient, quoique flou, le souvenir d’un moment de l’Antigone de Sophocle – comme tant d’autres moments qui auraient le même son et la même résonance –, encore une autre sorte de tintement de cloche dans le ciel intérieur ?
Quoiqu’il en soit, ce souvenir d’un vieillard guidé par un enfant, ou une jeune femme, vers ce qui pourrait être son dernier refuge, elle pouvant être dite « lumière de mes yeux », est ici à sa place, même si le guide est la lumière elle-même, la fidèle, la silencieuse et la bienveillante.
1. Requiem, Lausanne, Mermod, 1947 ; réed ; augmentée de « Remarques », Montpellier, Fata Morgana, 1991 ; L’Ignorant, poèmes 1952-1956, Gallimard, 1958 ; « Le Livre des morts » est la dernière section de L’Ignorant, cf. Philippe Jaccottet, Œuvres, Gallimard, collection de la Pléiade, pp.170-174.
2. Le Combat inégal, proses et poèmes (1994-2008), lus par l’auteur, CD, inclus dans le livre portant le même titre paru à l’occasion du Grand Prix Schiller 2010, La Dogana, 2010.
3. Jaccottet évoque la Vita Nuova de Dante, et surtout ce petit ruisseau croisé par Dante, dans la Seconde Semaison, et il remarque : « A un moment donné, Dante note qu’en passant par un chemin qui longe « un ruisseau très clair », lui vient une violente « volonté de dire » ; et aussitôt après, comme d’eux-mêmes, lui sont donnés les premiers mots de la canzone « Donne ch’avete intelleto d’amore » qu’il note « avec une grande joie ». Comme si c’était le « ruisseau très clair » qui l’avait incité à parler, et que son parler lui-même imitât ce ruisseau, « uno rivo molto chiaro ». (Œuvres, op.cit., 928).
4. José-Flore Tappy a rappelé les circonstances particulières d’écriture de ce dernier livre dans un article du journal Le Temps, le 5 mars 2021.
NDLR : on peut lire cette autre note de Christian Travaux, à propos du Dernier livre de Madrigaux, de Philippe Jaccottet, paru en même temps que La Clarté Notre-Dame