Sous-titré "Faire sa vie dans les campagnes en déclin", cet ouvrage de Benoît Coquard a attiré mon attention en biblio. Le sociologue s'intéresse aux classes populaires rurales des campagnes du Grand Est, dont il est issu, et analyse ses modes de reconnaissance et de socialisation. Enquête immersive réalisée avant les Gilets jaunes - qui sont toutefois évoqués - elle s'intéresse aux 20-40 ans qui n'ont pas quitté leur région natale - l'Est -, par choix ou contraints par les circonstances. Il peut s'agir de personnes n'ayant pas accédé à des études supérieures et ayant travaillé assez jeunes, localement ; de personnes parties pour des études et revenues dans leur région, souvent à des postes moins intéressants que ceux auxquels ils pourraient prétendre ; d'autres plus précaires, chômeurs de longue durée, disqualifiés sur le marché local mais n'ayant pas la possibilité de partir. Il s'intéresse également à ceux qui sont parties, souvent "celles" et qui se trouvent de plus en plus déconnectées de "ceux qui sont restés".
Voici le sommaire :
1. La partie fluorescente de l'iceberg
2. "C'était mieux avant"
3. De "ceux qui partent" à "ceux qui restent" : la fabrique de la sédentarité
4. Les "ailleurs" possibles et impossibles
5. "Chez les uns les autres"
6. L'économie amicale, entre solidarité des collectifs et renforcement des inégalités
7. "Déjà, nous" : une conscience politique du nécessaire
De quoi ça cause ? S'il y a une idée phare, c'est celle de la réputation, que chantait déjà Brassens. Une réputation qui soude les groupes de potes contre d'autres clans et qui aide à trouver du boulot. Une réputation cruciale dans un univers où tout le monde se connait, où les personnes fonctionnent par petits groupes, souvent masculins, qui se reçoivent et partagent des idées communes. Parmi celles-ci, une nostalgie des campagnes florissantes, économiquement via des entreprises qui embauchaient, et socialement par des bals de village qui brassaient des centaines de personnes. Une nostalgie parfois construite plus que réelle, notamment sur la liberté - de boire, de se droguer, de conduire bourré - mais des contraintes réelles : éparpillement des services, des commerces, du travail et temps de voiture toujours plus longs. On découvre aussi des envies - la Suisse où l'on gagne bien sa vie - ou des repoussoirs - la ville ou Paris, où l'on ne connait personne et où l'on ne sait pas à qui on a à faire.
Pour vivre cette sociabilité, ça se passe dans les foyers ou les clubs sportifs (chasse, foot), les bistrots ayant quasiment disparus et étant plutôt du côté de la "mauvaise réputation". Univers très masculin, plutôt machiste, les apéros ont lieu plusieurs fois par semaine dans un entre soi qui permet de se livrer au groupe mais aussi d'y entretenir sa réputation - soi, bon travailleur versus les autres, les cassos, les fainéants, les tox - à l'héroïne. La bande de pote se soutient, est solidaire, peut travailler ensemble ou reprendre un club ensemble. C'est un lieu de valorisation et de reconnaissance. Mais gare à la concurrence de l'emploi dans une bande, on peut aussi en être exclu. Et les femmes là -dedans ? Parties en ville ou plus jeunes, plus précaires que leurs maris (au foyer, aide à domicile, invisibles), ne voulant pas passer pour des filles chiantes... on ne les entend pas beaucoup.
Quant à l'aspect politique - vote RN - il n'est finalement que peu évoqué, apparaissant surtout à travers le "déjà, nous" et le conformisme des groupes. Avec les Gilets jaunes, on sent d'autres possibles.
Un ouvrage bien écrit, intéressant, plein de chouettes exemples, qui permettent de comprendre les stratégies de sociabilité à l'œuvre chez "ceux qui restent".