Emily St. John Mandel s'est inspirée de l'affaire Madoff pour bâtir son personnage de Jonathan Alkaitis. Madoff, arrêté en décembre 2008, a construit une immense arnaque de type Pyramide de Ponzi, prenant l'argent de ses nouveaux investisseurs pour payer les anciens. Jusqu'à ce que la crise de 2008 fasse éclater son escroquerie. Il a été condamné à 150 ans de prison. On peut aussi penser, plus près de chez nous encore, à Vincent Lacroix ou Earl Jones.
Le tour de force de l'autrice : rendre cet aspect du roman passionnant, en semant des questionnements tels que « Est-il possible de savoir quelque chose et en même temps, de ne pas le savoir? »
Tout le roman - non linéaire - est bâti sur ces choix que nous faisons, qui impliquent que nous ne vivrons pas autre chose : l'autrice appelle ces vies que nous ne vivons pas les « contrevies ». La multitude des personnages - les nombreux investisseurs, les collaborateurs d'Altaikis, Vincent, son demi-frère Paul - et des points de vue, les remontées dans le temps et les retours vers le futur, loin de nous perdre, construisent un récit vibrant. L'autrice nous offre les points de vues de plusieurs des investisseurs floués d'Altaikis, qui perdent toutes leurs économies, tous leurs rêves et parfois toute leur vie. Je pense notamment à Leon Prevant, un homme passionné par son métier dans le commerce maritime, qui perd coup sur coup son emploi à cause de la crise de 2008, et ses économies à cause de l'effondrement du stratagème de Jonathan. On le retrouve quelques mois plus tard sur la route, avec sa femme, dans un camping-car, allant de petit boulot en petit boulot. Sans en dévoiler trop, chacun réagira à sa façon à cet événement, y compris Vincent, que l'on retrouve alors dans une nouvelle vie surprenante, et son demi-frère Paul, qui devient ce qu'il n'aurait jamais penser devenir.
L'idée de contrevie - fascinante - rappelle un peu le roman L'anomalie, dont j'ai parlé récemment, l'idée d'avoir un double, l'idée de vivre la vie d'un autre. Philip Roth a également développé ce thème dans son roman La contrevie. La contrevie est le terrain de jeu de l'écrivain, finalement, et à ce jeu, Emily St. John Mandel excelle en se servant de ces contrevies pour développer un aspect plus irréel, fantomatique à son roman. En résulte une œuvre chorale (certains ont même parlé de chœur grec pour certains chapitres), dans lequel les voix se répondent, s'enchaînent, même les voix de ceux qui ne sont plus là...
Emily St. John Mandel a écrit plusieurs autres romans et notamment Station Eleven, un roman d'anticipation qui a obtenu plusieurs prix et nominations et que je me fais un devoir de lire prochainement.
Complément : Les autres vies d'Emily St. John Mandel, à propos de l'idée de contrevie.
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L'hôtel de verre, d'Emily St. John Mandel, Alto, 2021, 386 pages, traduit par Gérard de Chergé
Humeur musicale : Feu! Chatterton, Palais d'argile (Barclay, 2021)