Nomadland – Les âmes vagabondent

Par Le7cafe @le7cafe

Voyage poétique dans le cœur et l'âme d'une Amérique nomade.

Alors que les Oscars 2021 approchent à grands pas, une œuvre se démarque comme la favorite pour la catégorie phare du Meilleur Film : une odyssée contemporaine à la fois personnelle et universelle, empreinte de mélancolie, à travers les infinis espaces des États-Unis. La réalisatrice Chloé Zhao nous fait passer la frontière d'un pays qui ne figure sur aucune carte, mais dont les habitants resplendissent d'humanité : Nomadland.

LA BEAUTÉ DU VOYAGE

À mes yeux, le plus beau de tous les titres de films est As I Was Moving Ahead, Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty. Ce vers de 20 syllabes se rapporte au monument documentaire de Jonas Mekas, œuvre-fleuve de près de cinq heures où il assemble trente années de films personnels tournés au quotidien, scènes ordinaires et - plus ou moins - insignifiantes de sa vie de famille. Le titre est un manifeste, relatant à la fois la démarche de réalisation de Mekas et le visionnage que s'apprête à vivre le spectateur : au fur et à mesure que le film s'avance à travers le temps, cette montagne existentielle de souvenirs, occasionnellement surgissent à nos yeux de brefs instants de sublime poésie.

Nomadland est cousu de la même étoffe, à ceci près que l'avancée ne se fait cette fois plus à travers le temps, mais à travers les vastes espaces de l'Amérique. Fern, personnage central campé par Frances McDormand dans l'un de ses plus grands rôles, arpente les routes des États-Unis à bord de son van aménagé, dans un voyage inlassable ponctué d'instants de poésie, qui fait la preuve par l'exemple que l'important n'est pas tant la destination que le chemin qui y mène.

La caméra attentive et délicate de Chloé Zhao fait de son film un véritable poème visuel, qui vaut la peine d'être vu si ce n'est que pour la beauté de ses images. Chaque scène est une strophe, chaque plan une rime majestueuse composée par le directeur de la photographie Joshua Richards ; à l'instar de ce merveilleux plan-séquence de Fern évoluant parmi les innombrables caravanes de ses congénères à la lueur du crépuscule. La Nature elle-même semble se mettre en scène, offrant au spectateur des paysages inimitables entre ces ciels iridescents, cette magnifique forêt de séquoias, cette côte escarpée battue par les flots impétueux.

Les grands espaces sont mis à l'honneur à travers de nombreux plans panoramiques qui semblent s'étendre à l'infini et déborder des limites de l'écran. Les personnages de Nomadland se perdent dans cette immensité, minuscules visiteurs de la Nature omniprésente - une volonté stylistique qui rappelle des images semblables dans le sublime Homme d'Aran de Robert Flaherty, près d'un siècle plus tôt. La caméra paraît englober l'entièreté des vastes plaines de l'Amérique, dressant la cartographie minutieuse et onirique d'un monde presque sauvage. Bref, dans ces temps pour le moins compliqués, c'est une grande bouffée d'air frais qui nous invite à prendre une inspiration... et, vraiment, respirer.

NOUVEAU RÉALISME

Nomadland nous laisse avec un sentiment indescriptible, comme la sensation que pour presque deux heures, nous avons rencontré ces gens ordinaires, avons discuté, voyagé, vécu avec eux, puis les avons laissé reprendre la route. Il y a là une authenticité, un naturalisme déconcertant qu'il est souvent difficile de retrouver au cinéma, et particulièrement dans le genre fictif. N'en déplaise à Ron Howard, c'est bien elle, la véritable " Ode Américaine ", la ballade des laissés-pour-compte des États-Unis.

Affirmant un héritage documentaire évident - quasiment du cinéma-vérité - et, peut-être, une parenté avec le néoréalisme italien, Zhao nous conte une histoire que ne paraît jamais moins que réelle. On retrouve en effet les intentions que développaient, entre autres, Rossellini et Pasolini dans Rome, ville ouverte puis : en particulier, l'usage d'acteurs non-professionnels dont les personnages portent leurs propres noms (Même dans le cas de Fern, dont le permis de conduire indique " Frances McDormand "). Un lien intime entre eux se tisse sous nos yeux, qu'aucun scénario n'aurait su nouer, et les plans en face-caméra ne s'apparentent plus seulement à des dialogues mais à de véritables confessions. Les seuls passages ostensiblement romancés sont ceux impliquant David et ceux avec la sœur de Fern, qui nous rappellent ponctuellement que nous regardons bien un drame.

Pourtant, ce sont bien les nomades et pas les acteurs qui constituent le cœur émotionnel du film. Les femmes, particulièrement, sont mises à l'honneur à travers Fern, Swankie et Linda May, trio émouvant et sincère qui étaye Nomadland de sa ténacité, son altruisme, sa liberté et son sens de l'émerveillement. Sans oublier le touchant Bob, dont le monologue final sur la condition nomade m'a fait pleurer toutes les larmes de mon corps.

HEIMAT

Dès les premières scènes, sans même besoin de mots, le deuil et la solitude s'imposent comme deux composantes inaliénables de cette vie errante. Les nomades sont des gens libres, oui, mais tous sans exception souffrent de la perte de quelque chose ou quelqu'un, parfois un proche, parfois eux-mêmes. Personne ne décide de se libérer de toute attache du jour en lendemain sans qu'une raison, souvent douloureuse, ne l'y ait poussé.

La mort ponctue souvent le voyage, que ce soit celle du mari de Fern - antérieure au film -, la maladie de Swankie ou le récit de la tentative de suicide de Linda May. Les nomades se croisent et se recroisent au gré des saisons, mais peu importe combien de rencontres l'on a fait, on se retrouve toujours seul dans son van à la fin de la journée ; et seul, on s'éteindra aussi, au milieu de la Nature, peut-être sans même que personne ne sache que l'on est là.

Tout le paradoxe de ces vagabonds modernes est qu'ils ont à la fois partout et nulle part où aller. Fern fuit Empire, la ville-fantôme, à cause de la mort de son époux, mais en même temps ne peut se résoudre à totalement partir, comme si cette ancre la maintenait toujours en arrière. C'est aussi la raison pour laquelle elle ne peut rester à l'intérieur (Nous autres confinés, on la comprend), que ce soit chez David ou sa sœur ; car une maison est un foyer, et le sien est, ou du moins était, ailleurs.

Au détour d'une conversation, notre protagoniste se déclare " Houseless, not homeless " (Sans maison, pas sans foyer). La nuance est subtile mais importante, et révèle pour moi une réflexion sous-jacente de Nomadland sur le concept de l'Heimat. Heimat, c'est un mot allemand difficilement traduisible qui se réfère à un endroit où l'on se sent chez soi, on l'on a un réel sentiment d'attachement et d'appartenance. Ça peut être une maison, une ville, un lieu quelconque sans que l'on y vive forcément. La réflexion n'est donc jamais plus pertinente que pour les nomades, qui ne vivent à proprement parler nulle part. Leur Heimat est-il leur véhicule, un lieu qu'ils chérissent, les gens qu'ils rencontrent ?

Peut-être est-ce un peu de tout ça. Peut-être Fern se sent-elle chez elle à Empire, et dans son van, et quand elle est avec Swankie, Linda May, Bob, et tous les autres. Ou peut-être que Nomadland lui-même est son Heimat, écrin cinématographique pour un personnage que la pellicule lie éternellement aux décors naturels d'un pays tout entier.

LE MOT DE LA FIN

Nomadland n'a pas de réel début ou de fin. Chloé Zhao nous invite à parcourir un petit bout de chemin auprès de gens ordinaires, les âmes vagabondes d'une Amérique majestueuse aux paysages inoubliables ; partageant avec eux leur liberté et leurs douleurs dans un voyage intime et authentique. Nous ne les connaissons que le temps d'un film, mais au fond de notre cœur s'inscrit le sentiment indélébile que, peu importe où, peu importe quand, nous les retrouverons au bout du chemin.

Note : 8,25 / 10

" BOB - See you down the road... "

- Arthur

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