(Note de lecture), Michel Collot André du Bouchet, une écriture en marche, par Antoine Bertot

Par Florence Trocmé

Il est des œuvres qu'on ne finit jamais de lire. Leur sens affleure toujours ailleurs, sans jamais se figer. Elles nous convoquent et nous retiennent. Ce peut être la lecture d'une vie, de celles qui nous soutiennent et nous ouvrent, nous font respirer. Ainsi, sans doute, de Reverdy pour André du Bouchet qui, comme le rappelle Michel Collot, écrivit " Envergure de Reverdy " en 1951, article qu'il modifia grandement, son œuvre élaborée et son âge avancé, dans Matière de l'interlocuteur, en 1992. Ainsi, aussi, d'André du Bouchet pour Michel Collot qui relate, dans la postface, comment il découvrit, lycéen encore, ces poèmes et comment cette lecture et l'amitié du poète influencèrent ses travaux universitaires comme sa vie
Cet essai rassemble donc des écrits plus ou moins anciens qui abordent des motifs essentiels de la poésie de Du Bouchet, ses liens avec l'écriture des carnets, avec la traduction, la peinture, l'influence de Reverdy, l'importance de Giacometti... Dans un dernier chapitre, Michel Collot se concentre non sur un motif mais sur trois livres charnières, Dans la chaleur vacante, Laisses, Rapides. Chaque fois, un même souci anime l'écriture : aller contre l'idée que ces textes sont hermétiques et suivre ce que le poète lui-même suggère lors d'un entretien : " le mot renvoie à une expérience, une existence ". L'essayiste lit donc cette œuvre pour " rouvrir " le texte " à l'espace d'où il procède ", autant au paysage qu'à la vie d'où provient l'impulsion du poème. D'où le titre : la marche est à l'origine de l'écriture, comme les carnets en témoignent, et l'analyse vise à rendre compte du cheminement d'une telle poésie. Cerner cela serait comprendre comment se poursuit le pas par le rythme et les détours de la phrase. Michel Collot note, à propos de Rapides : " Chaque fragment correspond aux trois temps d'un pas, non sans un net déséquilibre, en général, en faveur du temps intermédiaire, celui du pied levé, de la parenthèse syntaxique où le cours de la phrase semble parfois indéfiniment suspendu, pour retomber brutalement sur une finale souvent brève ". Ici, ce qui définit et inquiète la marche est l'intervalle, l'écart, le vide : l'espace, sans cesse reconstitué, qui sépare et relie chaque pas. Or, cet évidement est le cœur de l'essai.
L'analyse génétique des poèmes grâce aux carnets (dont certaines pages sont reproduites au fil du texte, et cela est précieux) retrace ainsi la manière dont " sont sacrifiées ", à la relecture, " toutes les références à des circonstances trop précises ", par un travail paradoxal qui construit une unité pourtant fragmentaire, " ouverte éventuellement à des prolongements et à de multiples échos ". À l'autre bout du livre, les micro-lectures du recueil Dans la chaleur vacante, ou de la mise en page de Laisses, permettent de souligner à quel point le blanc n'est en rien abstrait. " Faille infranchissable ", il suggère une compréhension plus sensible : " Les blancs qui rompent la continuité logique entre les mots et les phrases, favorisent [...] leur mise en relation analogique, sur la base de leurs signifiés ou de leurs signifiants ". Ailleurs encore, lors d'une réflexion sur la relation de Du Bouchet à la peinture, Michel Collot éclaire minutieusement la conception du paysage de cette poésie, entre " présence globale ", " compacte ", " appréhension indistincte " de la matière et " fragmentation " par l'ellipse, " brèche " autant syntaxique que sensorielle et existentielle. En cela, Du Bouchet est bien un poète de l'" horizon ", qui délimite le paysage et l'ouvre à " une totalité invisible et inépuisable ", dont l'approche confirme la distance qui nous en sépare. Et la beauté de cette poésie, sans doute, est de prolonger les " coupes d'horizon " par les " césures de la phrase " qui nous y ramènent.

Cet essai rend donc évident le fait que les poèmes d'André du Bouchet ne sont jamais aussi bien entendus que lorsqu'on prend le temps d'en ausculter précisément, lentement, les détours et les suspens, du moindre fragment jusqu'à la moindre de ses sonorités. Pas à pas, et mot à mot, ils s'élaborent concrètement au contact du monde et de son silence. Dans sa postface, justement, Michel Collot précise l'importance qu'eurent les rares lectures orales de Du Bouchet : chacun pouvait alors entendre le corps de cette poésie : " Les mots s'incarnaient dans un corps et dans un visage tout entiers engagés dans l'acte de leur profération ; les blancs qui arrêtaient le regard sur la page étaient traversés par la voix du poète, leurs silences ramenés à une mesure imprévisible mais toujours exactes, intégrés au rythme du souffle, à la pulsation de la vie. "
Antoine Bertot

Michel Collot, André du Bouchet, une écriture en marche, L'Atelier contemporain, mars 2021, 238 p., 25€