Cet ouvrage quelque peu mythique pour les walsériens avait connu une première traduction de Bernard Kreiss chez Payot/Rivages (1992), livre aujourd’hui épuisé.
Carl Seelig, tuteur et ami de Robert Walser, a fait de longues et nombreuses promenades (45), de parfois plus de trente kilomètres, avec des arrêts fort nourrissants et arrosés dans les auberges de l’Appenzell, non loin de l’asile de Herisau où Robert Walser a vécu vingt trois ans sous l’étiquette de schizophrène, pour autant patient modèle et solitaire. Il n’a plus rien écrit à Herisau, ne concevant pas d’écrire sans liberté. Le portrait que dresse Seelig de Walser est très attachant.
La postface signée par Lukas Gloor, Reto Sorg et Peter Utz complète ce volume, en évoquant la personnalité de Carl Seelig.
Nous avons souhaité donner la parole à la fidèle traductrice de Walser (elle a traduit une quinzaine de livres de Walser chez Zoé), également directrice de La Revue de Belles Lettres, Marion Graf.
Isabelle Baladine Howald (IBH) : Marion Graf, d’où est parti ce projet de nouvelle traduction des Promenades avec Robert Walser de Carl Seelig et de quelle version allemande vous êtes-vous servie ?
Marion Graf (MG) : Il y a longtemps que la réédition en poche de la première traduction était épuisée et que ce livre, unique témoignage des années de Walser à Herisau, était introuvable. À l’occasion d’une exposition prévue en 2021 au Centre Robert Walser, à Berne, une nouvelle édition commentée des Spaziergänge mit Robert Walser paraît cette année chez Suhrkamp, et parallèlement, la nouvelle traduction vient de sortir chez Zoé. Nous avons donc repris, en les adaptant aux lecteurs français, plusieurs annexes (postface, photographies, chronologie) qui éclairent la personnalité de Carl Seelig et le contexte de la publication du livre. L’édition allemande revient au texte d’origine, paru en 1957 à Saint-Gall : les rééditions successives avaient notamment « rectifié » de nombreux helvétismes. Cet ancrage suisse est également plus sensible dans la retraduction.
IBH : La connaissance d’une première traduction d’un texte peut-elle être un frein ou un apport dans un travail de retraduction ?
MG : J’y vois plutôt un stimulant ; dans un premier temps, je travaille sans regarder la traduction existante, mais pendant les dernières relectures, je prends connaissance de la traduction existante, et parfois, j’y puise une inspiration.
IBH : Qu’est-ce qu’il vous semblait nécessaire de modifier, dans cette approche ?
Plutôt la langue ou plutôt l’approche de l’époque ?
MG : À la lecture, la traduction de Bernard Kreiss est pleine de vivacité et de verve. Mais Bernard Kreiss lui-même, quand je l’avais rencontré en 2009, à l’occasion du Prix Lémanique de la traduction qu’il venait de recevoir, m’avait dit qu’il avait dû la réaliser rapidement, avec une connaissance imparfaite du contexte historique, culturel et géographique ; nous avions ri ensemble d’un quiproquo dont il était confus autant qu’il s’en amusait: l’épisode où Walser raconte à Carl Seelig qu’il s’était rendu de Berne à Thonon en quatre heures de marche – Kreiss ne s’était pas aperçu qu’il s’agissait en fait de rejoindre Thoune (en allemand : Thun), Thoune est à 30 kilomètres de Berne, Thonon, à 110 km... Il y a ainsi un assez grand nombre de détails factuels que j’ai pu rétablir.
IBH : En quelques mots, quelle a été la relation de Carl Seelig avec Robert Walser tout au début et comment s’est-elle modifiée ?
MG : Le prétexte à leur première rencontre, en 1935, est l’intention de Seelig de publier une anthologie de proses de Walser. L’écrivain lui-même, âgé de 57 ans, vivait alors dans la clinique psychiatrique cantonale d’Herisau. Après avoir vécu vingt ans à Bienne et Berne, dont trois ans dans l’institution psychiatrique du canton de Berne ; il y avait été conduit contre son gré, deux ans auparavant. Dès lors, il avait cessé d’écrire et s’était complètement retiré de la vie littéraire. Le critique et mécène zurichois Carl Seelig, son cadet de 16 ans, se soucie de sauver de l’oubli l’œuvre de Walser et d’assurer au poète quelques revenus en multipliant les rééditions et les commentaires critiques, et il mène des entretiens avec lui en vue de rédiger une biographie. Peu à peu, avec un dévouement et un zèle aussi admirables qu’exclusifs, Seelig devient en quelque sorte son porte-parole. De plus, dès 1944 et jusqu’à la mort de Walser en 1956, il est son tuteur officiel.
IBH : Peut-on pour autant dire qu’ils étaient amis comme on peut l’entendre ? Walser n’a-t-il pas toujours resté sur sa méfiance, sa politesse légendaires qui le protégeaient, c’est-à-dire avec une certaine distance, « à l’écart » … (Il faut reconnaître que Carl Seelig n’a jamais traité Walser comme un malade, qu’il l’a respecté et beaucoup soutenu).
MG : Parler d’amitié est peut-être un peu excessif... Walser reste un solitaire, foncièrement indépendant. Mais ils partagent une extraordinaire énergie de marcheurs et un appétit insatiable, et Walser appréciait sans doute la diversion qu’apportaient ces randonnées dominicales, les auberges, et la conversation. C’est sans doute en connaissance de cause qu’il participe au projet biographique de Seelig : si toute son œuvre, comme il le dit quelque part, est un livre du Moi découpé en morceaux, on peut imaginer que cela devait l’amuser de creuser l’énigme, et d’ajouter quelques pièces au puzzle.
IBH : En pensant à Carl Seelig, on ne peut s’empêcher de penser à Max Brod l’ami « traître » de Kafka qui n’a pas respecté le souhait de Kafka de brûler tous ses manuscrits et les a traités de façon parfois abusive. Mais sans cette traîtrise de départ, nous ne connaîtrions pas Kafka. Ce geste de parjure est peut-être au fond un geste de fidélité absolue, mais à qui…, ce serait à débattre...
Est-ce la même chose, quant à la personnalité de Walser, pour Seelig ? Certes Robert Walser était déjà connu (et aimé de Kafka), mais peu l’avaient approché comme le fera Seelig, qui aimait et aidait autant que possible nombre d’écrivains, comme le souligne la postface. On ne peut douter de son affection pour Walser, évidente (il est attentif à son allure, ses expressions, ses changements, son bien-être), mais a-t-il eu envie de laisser, et ce serait bien humain, « son » Walser à la postérité ?
MG : Certains commentateurs vont même jusqu’à lui reprocher un geste d’« appropriation ». Il est vrai que par ses choix éditoriaux, mais surtout dans Les Promenades, Seelig façonne et impose l’image romantique d’un écrivain méconnu, oublié, un peu sentencieux. Il a réédité les romans de Walser et de nombreuses proses, mais il a laissé de côté le pan le plus moderne de l’œuvre : les « feuilletons » des années 1920, et les microgrammes. Il voit sans doute ses propres textes biographiques comme complémentaires à l’œuvre proprement dite. Les conversations qui sont rapportées dans Les Promenades avec Robert Walser ont été rédigées à partir de notes qui ont disparu, et à partir d’éléments autobiographiques que Seelig a glanés dans les textes de Walser. Authenticité ? Mise en scène ? Dans une certaine mesure, cette ambiguïté est parfaitement accordée à l’esprit des écrits de Walser lui-même, il faut le dire.
IBH : On découvre les différentes facettes de la personnalité de Walser : immense marcheur, ne craignant pas le froid, doté d’un appétit d’ogre (huit tartelettes !!!) et d’un goût affirmé pour la bière et le vin, mais aussi refusant tout privilège, refusant toute intervention dans sa vie comme sur son corps, ne se formalisant pas des tâches quotidiennes qu’on lui donne (coller des sacs en papier…). On retrouve ici « l’homme à tout faire », le « commis » ? Et c’est une preuve de liberté et non d’allégeance ?
MG : Oui, il n’y a pas de révolte chez Walser, et dans cette acceptation de l’inévitable, sa liberté intérieure apparaît inentamée.
IBH : On rencontre aussi un Walser assez au fait de la littérature de son époque ? Comment faisait-il avec si peu de moyens ?
MG : La radio, les journaux étaient disponibles... Toutefois, des lectures de Walser à Herisau : on n’en sait vraiment que très peu de chose…la correspondance ne nous apprend rien non plus… il ne lisait en tout cas pas des choses qu’il avait cherchées à se procurer, ou qu’il se faisait envoyer… : il prend ce qui est mis à disposition… il y avait des ouvrages « faciles » à la bibliothèque… romans d’aventures, romans populaires… il parle de Jules Verne… de la Marlitt… il avait des centaines de classiques et d’anecdotes littéraires stockés dans sa mémoire colossale, et il en est souvent question dans les Promenades: les deux grands classiques suisse, Gottfried Keller et Jeremias Gotthelf, bien sûr, Dostoïevski, Tolstoï… et tous ceux qu’il avait côtoyés à Berlin… quand il parle de Thomas Mann, je ne crois pas qu’il ait lu les quatre romans de Joseph qui paraissent entre 1933 et 1943: il en a entendu parler et s’offusque qu’on puisse tirer pareillement en longueur un sujet biblique… et il a lu des textes plus anciens de Thomas Mann… ll happait des informations à la radio, qui devait être allumée en bruit de fond à certaines heures, et un ou deux journaux locaux traînaient sur les tables… Il n’était pas reclus dans l’asile, pas dans un pavillon fermé… il faut plutôt imaginer une sorte de maison de retraite, je crois… avec une idée très rudimentaire de « l’ergothérapie »… Il s’entretenait avec les médecins chefs qui, même s’il ne leur demandait rien, sans doute, croyaient devoir lui transmettre les décès ou les scandales qui agitaient le monde des lettres…
IBH : Il est également très lucide sur son « échec » d’écrivain en son temps, pas assez tenté par la comédie sociale, constamment empêché par son internement par la suite. En effet il ne concevait pas de pouvoir écrire enfermé ?
MG : Seelig cite les mots de Walser : « Le seul terrain sur lequel l’écrivain peut produire, c’est la liberté ! » Cette liberté, il en est privé depuis le printemps 1933, et c’est exactement le moment où en Allemagne, la presse où paraissaient ses textes, cesse d’être libre, mise au pas par le pouvoir nazi. Cette coïncidence est significative.
Walser a connu de l’intérieur le milieu littéraire berlinois du début du siècle ; par la suite, les changements profonds qui se manifestent en Allemagne dans les années 1920 ne lui ont pas échappé, car tout marginal et retiré qu’il fût à Berne, il était en contact professionnel avec le bouillonnement intellectuel des années de la République de Weimar. Son extrême acuité politique et sociologique ne lui laissait aucune illusion sur sa propre place d’écrivain dans ces évolutions, ces attentes, ces modes...
IBH : L’autre grand amour de Walser c’est la nature, j’aurais même envie de dire la nature suisse ! Il parcourt des kilomètres, préfère chemins et forêts plutôt que n’importe quelle ville, et rêve à ce qui est primordial dans ses livres : le conte ?
MG : Il y a à cet égard de très belles pages, en effet, très sensibles aux saisons, aux intempéries, à la relation symbiotique du poète avec le monde qui l’environne : les promeneurs s’écartent souvent des chemins tracés ! Et il ne faut pas oublier que Carl Seelig profite des circonstances pour promouvoir les charmes d’une région qu’il connaît comme sa poche, et depuis l’enfance.
IBH : Le livre se termine par une chose que dans votre préface vous qualifiez de troublante et qui l’est en effet. Ce qui figure tout à la fin, c’est la signature de Robert Walser, un peu tremblée, comme si Carl Seelig avait en fin de compte cédé sa place à Robert Walser pour signer le livre ou tout au moins la dernière promenade, celle du 25 décembre 1956, le jour de la mort de Walser, que Seelig a imaginée ?
MG : Oui, cette signature suggère une étrange identification : comme si ce livre n’était autre que le dernier chapitre de l’œuvre de Walser.
IBH : Les photos prises par Seelig sont intéressantes aussi. Sur la première, Walser prend encore un peu la pose. Puis on a l’impression qu’il se laisse faire plus qu’autre chose, enfin qu’il rentre de plus en plus en lui-même, il maigrit, son visage devient de plus en plus interrogateur. La dernière est bouleversante : Il se tient comme souvent en costume, sans pardessus, avec son parapluie « saucissonné », toujours élégant malgré l’usure des vêtements, avec un chapeau. Il est sous la neige, il est âgé, c’est deux ans avant sa mort. Son regard et sa bouche sont ouverts comme pour une dernière question ? Sauriez-vous imaginer laquelle ?
MG : J’y déchiffre cette curiosité stupéfaite qui anime tout texte de Walser, comme ce vers d’un poème tardif : « Qu’allais-je imaginer, âme ivre de beauté ? »
IBH : Marion Graf, merci infiniment.
Marion Graf et Isabelle Baladine Howald
Carl Seelig, Promenades avec Robert Walser, nouvelle traduction de l'allemand par Marion Graf, nouvelle édition, postfacée par Lukas Gloor, Reto Sorg et Peter Utz. Editions Zoé, mars 2021, 224 p., 21€
En complément de l’entretien avec Marion Graf, quelques extraits du livre choisis par Isabelle Baladine Howald, à ouvrir d'un simple clic sur ce lien.