"The death of a beautiful woman is, unquestionably, the most poetical topic in the world".
Edgar Allan Poe
Hier, une personne m’a dit que ma mère était très belle sur la photo que j’avais jointe au texte parlant de sa mort. Ce n’est pas la première à le faire et je voudrais interroger cette phrase.
Comme de nombreuse femmes, ma mère a passé sa vie au régime, je sais qu’au début de son cancer du pancréas elle était contente d’avoir perdu autant de poids, grâce au cancer. La grand-mère d’un ami qui avait elle aussi lutté toute sa vie pour maigrir était très fière à 90 ans d’être devenue si mince… là encore à cause d’un cancer. C’est un constat terrible parce que toutes deux avaient conscience de la faiblesse extrême que ce poids perdu leur avait causé, ma mère savait qu’elle mourrait de ce cancer mais elle ne pouvait s’empêcher d’en être heureuse.
Ma mère voulait être mince à cause de tous les hommes de sa vie, dont mon père, qui de remarque en humiliation répétées, ne lui ont conféré de la valeur qu’avec un poids inférieur à 55 kilos.
Ma mère a passé sa vie sur des talons hauts qui lui ont tellement abimé les pieds, qu’elle ne rentrait plus dans aucune paire de chaussure à la fin de sa vie et qu’elle avait des douleurs atroces qui l’empêchaient de marcher.
Lorsque j’ai commencé à parler d’euthanasie, je me suis demandée pourquoi les associations pro euthanasie avaient choisi comme « slogan » le « droit de mourir dans la dignité ». Je me demandais ce qu’on appelait dignité, qui est un concept très genré. La dignité des femmes n’est pas celle des hommes, on considère vite qu’une femme est indigne si elle a couché avec des hommes par exemple. On jugera peu digne une femme qui pleure de douleur en la jugeant "hystérique" et "peu viril" un homme qui fait de même. Les attentes en terme de dignité existent pour les hommes et les femmes mais elles sont différentes. Et l’idée de dignité me semble un concept très validiste.
Quelques jours avant de mourir, ma mère a voulu aller aux toilettes refusant une énième fois les toilettes portatives, parce que cela l’obligeait à ensuite aller vider le seau puisqu’elle refusait que je le fasse. Trop faible, elle s’est retrouvée coincée dans la cuvette et c’est mon compagnon qui, au matin, a dû la lever. Je pensais à ma mère pleurant d’humiliation après cet épisode. Je me demandais quel monde nous avons donc construit, pour qu’une femme fatiguée, se sente humiliée de devoir être levée des toilettes alors qu’il s’agit d’un non-évènement si on y réfléchit. Personne n’a à être humilié de devoir être aidé et assisté.
Est-ce que c’est indigne d’être aidée aux toilettes ? Ma mère voulait mourir après cet épisode, ou d’autres similaires. Est-ce qu’elle était belle coincée sur sa cuvette ? Je passe d’autres épisodes, parce que ma mère serait déjà furieuse que je vous raconte tout cela, mais je pensais à tout cela hier en lisant cette personne me dire que ma mère était belle. Et je ne comprends toujours pas, vraiment. Si on estime le physique d’une femme mourante, alors quid des femmes qui ne le sont pas ? Qu’est ce qui est exigé d’elles ? Je repasse dans ma tête le feuilleton des mois de lutte de ma mère contre cette maladie de merde si dévastatrice, si douloureuse et dont une inconnue retient qu’elle était « belle trois semaines avant sa mort. »
Je pense à ses derniers mots « aide moi » (et je n’ai pu le faire) où son visage était déformée par la terreur et la douleur. Et non ma mère n’était pas belle, elle était hideuse et c’est ok.
Je n’ai pas posté la photo de ma mère pour qu’on commente son physique ou la qualité de la photo. J’ai posté cette photo pour l’affronter (parce que c’est une photo difficile à affronter pour moi et que je suis le genre de personne qui se tape sur le pied avec un marteau voir si cela fait mal) et parce qu’il faut montrer que ce que fait la maladie, ce qu’elle enlève. Ma mère quand elle me l’a envoyé m’avait dit « je ne suis pas trop moche ? » et cela me tuait littéralement qu’aussi proche de la mort elle pense encore à cela, comme plein d’autres femmes et comme cela m’arrivera sans nul doute également.
Ce n’est pas neutre que notre premier réflexe, face à n’importe quelle photo de femme, soit de commenter son physique, sa tenue, sa dignité. Nous devrions nous foutre de nous tenir, d’être beaux ou moches, dignes ou indignes.
Dans un monde sexiste comme le nôtre, la dignité des femmes est beaucoup associée à leurs efforts pour tenter de rester jolies ou au moins pas trop moches. On demandera à celles considérées comme laides de faire des efforts pour montrer qu’elles ne sont pas contentes de l’être. On demandera aux jolies de le rester et d’aller se planquer lorsqu’elles ont le mauvais goût de vieillir. Je lis beaucoup, sur les RS, l’idée de « glow up » ; ces femmes ordinaires qui ont eu le bon goût de souffrir et dépenser des fortunes pour devenir plus jolies. J’étais chaque fois frappée quand j’allais voir ma mère à l’hosto du nombre de consultations pour apprendre à nouer son turban, se maquiller, manucure qui étaient proposées… évidemment uniquement aux femmes. Je n’ai évidemment rien contre mais c’est étonnant de se dire qu’une femme, alors qu’elle est en train de lutter contre un cancer, soit dans l’injonction de soigner et préserver sa féminité.
Quand ma mère est morte, j‘ai longtemps regardé son cadavre. J’avais déjà fait de même avec celui de mon père ; je sais qu’un cadavre est un cadavre, dans la quasi-minute, il a l’air de ce qu’il est. C’est moche dans le sens où c’est l’inconnu ; c’est faux à mon avis de prétendre qu’il reste quoi que ce soit de la personne qu’on a connue dans ce truc-là. Je disais dans mon texte précédent regretter qu’on ne pratique pas la toilette mortuaire chez les athées ; j’aurais voulu le faire pour m’approprier cette chair-là devant moi qui est tellement, tellement impressionnant.
Hier je rigolais toute seule en me demandant si le fait d’avoir été belle avant de mourir avait fait d’elle un beau cadavre.
Comme je le disais, la dignité des femmes est profondément associée à leur physique. On louera la femme âgée percluse d’arthrose, qui se fait encore son brushing, on louera la mourante qui a la coquetterie de cacher sa pompe à morphine derrière un foulard. Jusqu’à la fin, on ne nous laisse pas la paix, de crever vieilles et moches, dans notre merde et tout serait ok pour autant.
On ne pardonne pas à Corinne Masiero de se foutre d'être moche ; elle aurait le droit de l'être si elle battait sa coulpe, si elle se cachait, si elle tentait de "s'arranger un peu". Même celles et ceux qui la soutiennent éprouvent le besoin de noter son corps, comme si c'était grave d'être belle ou pas, et qu'il fallait à tout prix la valider.
Merci de m’avoir lue.