Voici la transcription de ma chronique pour l'émission 443 de Podcast Science dédiée à la couleur bleue.
À l’occasion de cette émission de Podcast Science mettant le bleu à l’honneur, j’ai voulu me pencher sur un problème biologique de la plus haute importance. Pourquoi les Schtroumpfs sont bleus, et est-ce une couleur vraisemblable dans la nature?
À la première question, la réponse est aujourd’hui connue, et ce malgré le mystère que laissait volontiers planer le créateur des Schtroumpfs. En réalité, si Peyo, de son vrai nom Pierre Culliford, a bel et bien inventé les Schtroumpfs en 1958 pour les intégrer à une aventure de sa série médiévale fantastique Johan et Pirlouit, ce n’est pas lui qui a décidé de leur couleur… mais sa femme, Janine Culliford, dite Nine Culliford. En tant que coloriste de ses BD, c’est à elle qu’incombait le choix des couleurs des protagonistes. Pour les petits lutins, c’est par élimination qu’elle aurait procédé, évitant le vert des martiens, le rouge de la colère, le jaune de la maladie, pour finalement opter pour un bleu en harmonie avec leur milieu naturel forestier.
Vous direz que je suis un peu fleur bleue, mais cette collaboration entre époux m’enchante.
Reste donc, pour cette chronique, à déterminer si le bleu est une couleur vraisemblable pour ces petits habitants d’un village de champignons menacés par un grand sorcier qui veut les utiliser comme ingrédients pour confectionner la pierre philosophale… Certes, pas l’aspect le plus abracadabrant de cette fiction, mais un sujet Schtroumpfant néanmoins... en tout cas un sujet Strange Schtroumpf et Schtroumpfy Things, selon moi… En avant Schtroumpf!
Après une petite recherche sur internet et à en croire certaines vidéos YouTube, blogs et sites webs divers et variés, notre planète bleue serait peuplée d’être vivants arborant très rarement la couleur azurée. Certains de ces auteurs prétendent même qu’aucun vertébré n’a réellement la peau bleue.
What The Schtroumpf! M’exclamai-je, étreint soudain d’une peur bleue d’avoir laissé passer des âneries dans mes précédents billets de blog voire pire, dans une entrée du livre Nature Secrète dont je suis co-auteur. M’étais-je fait berner comme un bleu? Mais en relisant mes notes, pas de doute possible : je connais bien une myriade d'exemples d’animaux bleus déployant des tons allant du profond saphir jusqu’au cyan.
Il devait y avoir Schtroumpf sous roche...
En réalité, tout dépend de ce que l’on signifie lorsque l’on affirme que le bleu est rare chez les êtres vivants. Pour s’en persuader, essayons d’abord de dresser une liste des animaux bleus.
Chez les oiseaux, certains commencent leur vie dans une coquille bleue : c’est le cas des étourneaux, des rouge-gorges ou encore des geais bleus… ces derniers arborant d’ailleurs de splendides plumes bleues...
... qu’on trouve aussi chez le martin pêcheur, le paon ou encore le sublime Ara hyacinthe...
...un perroquet brésilien recouvert de plumes bleu cobalt. Mais entre la coquille d'œuf, qui n’est pas vraiment l’animal, et le plumage qui n’est pas vraiment sa peau, j’imagine que certains se mettront à grommeler plus fort que Schtroumpf grognon. Inutile donc de mentionner le bleu des yeux, les oiseaux comme le Jardinier satiné qui collectionne les objets bleus pour décorer son nid...
...ou encore de leur pointer les animaux ennoblis chez qui le sang est bleu, tels certains crabes, pieuvres ou encore les limules.
Chez ces animaux, le sang, qu’on devrait plutôt appeler hémolymphe, contient, à l’instar de l'hémoglobine chez les vertébrés, une molécule surnommée hémocyanine et qui paraît bleue lorsqu’elle est oxygénée. C’est qu’elle troque aux atomes de fer, qui donnent la couleur rouge à notre sang, des atomes de cuivre qui bleuissent lorsqu’associés à l’oxygène. Les limules disposent aujourd’hui d’une triste renommée car ces animaux à l’apparence de crustacés mais proches parents des araignées, sont exploités par les laboratoires pharmaceutiques qui les saignent pour en extirper un lysat permettant de détecter de potentielles contaminations bactériennes.
Sans le sang bleu des limules, pas de vaccins Covid-19 sans risque par exemple… Ce qui inquiète les biologistes de la conservation, prêts à dépêcher les casques bleus pour sauver les limules. Mais je dischtroumpf.
Quels sont donc les animaux qui ont le bleu dans la peau. Mais ils sont pléthores! Je pourrais vous citer la pieuvre aux anneaux bleus
le Mandrill aux fesses et museau bleuté
en passant par les pattes palmées du Fou à pieds bleus
la langue bleue de la girafe
ou du scinque Tiliqua
pour finir par mon exemple préféré : le scrotum cérulé de plusieurs espèces de singes, à commencer par les vervets, qui ont donc littéralement les boules bleues.
Les grincheux, bleus de colère, me rétorqueront que ces exemples s’écartent de l’apparence des schtroumpfs qui sont totalement bleus. À cela, on pourra leur opposer le bleu des grenouilles dendrobates réputées pour leur toxine mortelle
ou encore la couleur des splendides siphonophores marins tout aussi dangereux, comme la galère portugaise
la porpite
ou la vélelle.
Leurs rares prédateurs sont également bleus et portent le nom évocateur de dragon bleu, bien qu’il s’agisse en réalité de mollusque gastéropodes.
Et pour parachever cette liste, je finirai par citer les animaux qui brillent en bleu, comme certaines lucioles, méduses, ou encore les intrigants calmars lucioles du genre Watasenia qui peuvent bleuir tout un littoral nocturne.
On le sent bien, le Schtroumpf est dans le détail et tous ces bleus ne sont pas équivalents. À commencer par leur longueur d'onde et par là même, leur emplacement dans le spectre de la lumière visible. Si la plupart des spécialistes s’accordent à dire que les bleus se caractérisent par des longueurs d’ondes électromagnétiques entre 450 et 490 nm, alors quelques exemples plus haut devraient être exclus, car plutôt caractérisés par des longueurs d’ondes situées entre 490 et 520 nm, qu’on nommera plus volontiers Cyan. C’est couper les schtroumpfs en 4 s’exclameront certains, mais, pour citer Martial de la chaîne Lanterne Cosmique
“Appeler cette couleur du bleu est en fait vraiment bizarre, parce que sur le cercle chromatique, la roue de toutes les teintes qui existent, le cyan est juste aussi éloigné du vrai bleu que le rouge est éloigné du jaune ! Appeler cette couleur du bleu clair est donc à peu près aussi absurde qu'appeler [le jaune] du rouge clair !”.
Or donc parmi les exemples précédents, les couilles du vervet et la coquille du rouge-gorge sont de beaux exemples de cyan et non de bleu Schtroumpfo-sensu.
Mais à dire vrai, la différence fondamentale entre toutes les nuances de bleu ou de cyan qu'arborent les exemples cités précédemment, c'est surtout leur genèse et modes de production. On distingue ainsi les animaux qui sont bleus car bioluminescents, c’est à dire capables de produire de la lumière à travers des processus biochimiques, de ceux qui accumulent des pigments bleus, à ceux, enfin, qui sont capables d’obtenir une apparence bleue par l’acquisition de ce qu’on appelle une couleur structurelle.
La plupart des animaux bioluminescents sont marins, et parmi eux, une écrasante majorité produit une lumière bleue.
Certains chercheurs font un lien entre la proportion importante de la faune capable de bioluminescence bleue et le fait qu’il s’agit de la longueur d’onde capable de parcourir la plus longue distance dans l’eau. Ce qui est fascinant avec la bioluminescence, c’est que les molécules d’origine biologique qui permettent ces réactions chimiques, surnommées le plus souvent luciférines, ont des structures très variables et ont vraisemblablement été acquises à plusieurs reprises au cours de l’évolution des espèces bioluminescentes.
Mais trêve de Schtroumpferies : les schtroumpfs ne brillent pas la nuit en bleu, nous voilà donc sur une fausse schtroumpf.
Penchons-nous maintenant sur la vraisemblance d’un épiderme de schtroumpf enrichi en pigments bleus. Un pigment est une molécule qui absorbe certaines longueurs d’ondes pour n’en réfléchir que certaines. Un pigment noir absorbe donc toutes les longueurs d’ondes de la lumière visible, un pigment blanc aucune et un pigment bleu absorbe très peu les longueurs d’ondes comprises entre 450 et 490 nm. Dans un tissu, les pigments peuvent être accumulés dans l’espace compris entre les cellules, ou bien être stockés dans des cellules spécialisées (qu’on appelle souvent les chromatophores). Il est vrai que les pigments bleus sont plus rarement trouvés chez les animaux que les pigments rouge, jaune, noirs, etc. Sans être certains de la raison de cette rareté, la plupart des chercheurs de ce domaine ont pu constater que les pigments bleus chez les animaux sont souvent des molécules complexes, probablement issus de processus biochimiques coûteux en énergie. Mais cela ne signifie pas que ces pigments sont introuvables, et on en connaît chez de nombreuses méduses, des mollusques ou encore des crustacés, à commencer par les homards.
Chez ces derniers, leur carapace s'enrichit en beta-crustocyanine qui au passage, lors de la cuisson, se brise en deux molécules rouge d’astaxanthines : en d’autres termes, inutile de chercher des homards rouges dans l’eau, ils sont plus souvent verts, bruns et parfois d’un bleu vif, et ne deviennent carmins que dans la marmite.
Chez les vertébrés, il est vrai que les pigments bleus sont encore plus rares et à ce jour, seules deux espèces de poissons mandarins ont été découvertes et caractérisées pour leur possession de cellules enrichies en pigments bleus : les cyanophores.
Mais alors à quoi devons-nous les teintes azurées des grenouilles tropicales ou du museau du mandrill?
Le schtroumpf de l’histoire est qu’il existe une fantastique manière de générer de la couleur : la réflexion sélective. Pour ce genre de couleur qu’on surnomme “couleur structurelle”, ce n’est pas la présence de molécules absorbant certaines longueurs d’onde qui confère la teinte, mais la structure nanométrique du tissu qui va réfléchir sélectivement des longueurs d’ondes, tout en éparpillant le reste des rayons lumineux. C’est comme si vous étiez face à un miroir qui ne vous renvoyait que les photons bleus vers vous et dispersait localement les autres photons. L’angle de vue pour percevoir ces couleurs structurelles est donc souvent très important et les teintes flamboyantes peuvent soudain disparaître si l’animal n’est plus dans la bonne perspective. Chez certains animaux, ces structures nanométriques qu’on retrouve dans les poils, les plumes ou les fibres de collagène de la peau, sont complétées par la présence de pigments qui vont absorber les fameuses longueurs d’ondes non réfléchies, pour obtenir un résultat encore plus vibrant.
Je parlais d’ailleurs de ce phénomène à l’occasion d’une vidéo commandée par Eléa dans le cadre du festival Pint of Science, et où j’avais évoqué la couleur bleu du papillon Morpho.
Pour que cette couleur structurelle fonctionne, les agencements nanométriques doivent être d’une régularité folle et ne peuvent fonctionner que dans un certain milieu.
Pour les papillons, c'est l'air et si vous plongez les ailes d’un papillon Morpho dans de l’alcool, vous perdrez immédiatement la couleur bleue.
Quoi qu’il en schtroumpfe, les exemples d’animaux bleus ne manquent pas et les lutins de Peyo pourraient tout à fait arborer une peau bioluminescente, enrichie en cyanophores ou dont les fibres de collagène génèrent une couleur structurelle bleue.
Mais les plus schtroumpfants d’entre vous pourraient être tentés de rapprocher la gent schtroumpfienne de notre propre espèce : les Schtroumpfs seraient alors des sortes d’humains lilliputiens. Dans ce contexte là, quelle vraisemblance à trouver de petits humains bleus?
On pourrait pointer tout d'abord le fait que les ecchymoses sont bleues et envisager de tabasser régulièrement les lutins pour que l'intégralité de leur peau soit couverte de bleus. Hormis la cruauté de ce processus, il s'avère que la couleur ne serait pas très pérenne. Une vidéo de Viviane Lalande de la chaîne Scilabus m'apprenait récemment que les bleus ne le restaient pas longtemps et changeaient souvent de couleurs, passant du violet, au vert, puis au jaune.
J’y découvrais ainsi que plus les ecchymoses étaient profondes, plus le sang veineux, pauvre en oxygène (et donc rouge sombre) paraîtra bleu à la surface, phénomène accentué par la présence d'hémoglobine complètement déplétée en oxygène (la deoxyhemoglobine) qui prend une couleur bleue. Les couleurs vertes et jaunes suivent ensuite par dégradation de cette globine pour donner successivement la biliverdine et la bilirubine.
Plus sérieusement, on peut se demander si la peau humaine pourrait, chez certaines populations, ou dans le cas de maladies, nous apparaître complètement bleue. Et bien il s’avère que oui, notamment un cas célèbre et documenté d’une famille américaine du Kentucky, près de Troublesome Creek : la famille des Fugate qui s’est installée dans la région au début du 19ème siècle.
C’est le mariage d’Elisabeth Smithe et Martin Fugate, tous deux porteurs d’une condition génétique à l’état récessif, qui entamera une dynastie de personnes à la peau bleue.
Le phénomène ici est dû à l’accumulation de méthémoglobine (d’aspect rouge sombre car porteur d’un ion ferrique et non ferreux) allié à une peau particulièrement translucide.
Mais d’autres cas de "Schtroumpfs dans la vraie vie" sont encore plus curieux, comme celui de l’argyrisme. Sur SSAFT, Vran en avait parlé et je le cite :
“Le phénomène survient lorsque les personnes sont exposées de façon très prolongée (plusieurs mois) à de fortes quantités d’argent ou de produits dérivés. Les particules métalliques ingérées ou respirées entrent dans le système sanguin où elles se lient avec des protéines du plasma (en particulier l’albumine). Elles se promènent ainsi à travers le corps et viennent ainsi se fixer où bon leur semble avec une préférence pour la peau”
Une résurgence récente de cas d’argyrisme aurait été liée à une consommation volontaire de solutions d’argent colloïdal comme d’un soin médical “naturel”.
Mais ce que souligne finalement ces deux cas schtroumpfants, c’est que la peau bleue des schtroumpfs est bien loin d’être leur caractéristique la plus invraisemblable.
Reste alors une question Schtroumpfante : pourquoi l’évolution aurait octroyé cet épiderme bleui à nos chers lutins?
Les réponses les plus courantes seraient le camouflage, le mimétisme ou encore l’aposématisme : l’émission d’un signal très visible pour avertir d’éventuels prédateurs de sa toxicité. Mais si on se réfère au bleu des boules des vervets, peut être que la solution est plus… lubrique! Peu de chances à vrai dire… Alors que le bleu de certains mâles comme celui des plumes du paon, est aujourd’hui interprété comme un caractère sexuel secondaire important, nous pouvons exclure cette explication pour les schtroumpfs qui, je vous le rappelle, sont asexués jusqu’à preuve du contraire (les bébés schtroumpfs étant apportés par des cigognes), mais surtout de la même couleur que la Schtroumpfette, une création de Gargamel qui plus est…
S’agirait-il alors d’une alimentation riche en pigments bleus ou en solutions d’argent, comme dans le cas de l’argyrisme. Les Schtroumpfs étant amateurs de salsepareille, il faudrait éventuellement analyser finement la composition de ces baies ou de ces feuilles.
Mais pour conclure cette chronique, je vous partage mon hypothèse préférée : et si les schtroumpfs étaient tout simplement tous parasités ? Dans “Moi, Parasite”, j’évoque le virus IIV-6/CrIV qui infecte les grillons texans de l’espèce Gryllus texensis, lors de leurs ébats sexuels. Ce virus peut même rendre les grillons particulièrement excités sexuellement pour décupler la probabilité de sa transmission. Mais parmi les effets secondaires de ce virus-viagra, des chercheurs ont découvert qu’il colorait en bleu les boyaux de son hôte. C’est un virus de la même famille, les iridovirus, qui serait aussi responsable de l’apparence bleutée que prend parfois la carapace de certains cloportes infectés...
...un virus dont la famille est si ancienne qu’on a retrouvé des cloportes bleutés fossilisés dans de l’ambre!
De quoi filer une Schtroumpf bleue aux Schtroumpfs!
Références :
Adamo, S. A., Kovalko, I., Easy, R. H., & Stoltz, D. (2014). A viral aphrodisiac in the cricket Gryllus texensis. Journal of Experimental Biology, 217(11), 1970‑1976. https://doi.org/10.1242/jeb.103408
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Bandaranayake, W. M. (2006). The nature and role of pigments of marine invertebrates. Natural Product Reports, 23(2), 223. https://doi.org/10.1039/b307612c
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Prum, R. O. (2003). Structural colouration of avian skin : Convergent evolution of coherently scattering dermal collagen arrays. Journal of Experimental Biology, 206(14), 2409‑2429. https://doi.org/10.1242/jeb.00431
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Widder, E. A. (2010). Bioluminescence in the ocean : Origins of biological, chemical, and ecological diversity. Science, 328(5979), 704‑708. https://doi.org/10.1126/science.1174269
Liens :
SciencesCabinet de curiosités : une étrange famille à la peau bleue | Futura
Les écailles du Morpho [Pint of Science 2017] | SSAFT
Une maladie Schtroumpfante! | SSAFT
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