" Honorine avait préparé le repas du soir. Elle mettait le couvert sur une table demi-ronde, appuyée au mur. Elle allait chercher les assiettes dans le placard et chaque fois elle dérangeait le berger, le Noir, assis sur des sacs vides, devant l'âtre et qui radoubait les lanières d'un fouet de bergerie.
- Qu'est-ce que tu penses ? dit Randoulet.
Il y eut un moment de silence. puis Honorine dit :
- Qui, moi ?
- Non, dit Randoulet, le Noir.
- Moi ? dit le Noir.
- Oui
Il s'arrêta de tresser les lanières.
- Penser quoi, de quoi ?
- Les moutons ?
- C'est des moutons comme les autres fois.
- Le bélier ?
- C'est un bélier.
- Étant mené au printemps, dit Randoulet, tu crois qu'il va remplir les brebis ?
- Il les remplira, dit le Noir.
Il recommença à tresser sa longe.
- Et les agneaux ? dit Randoulet.
- Ça sera des agneaux, dit le Noir.
- Venez, dit Honorine. Voilà la soupe.
Le Noir mit son fouet dans le coin de l'âtre, poussa les sacs, prit la chaise, s'assit.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? dit-il.
- Rien, dit Randoulet
Il coupait du pain dans sa soupe. Il ouvrit son couteau, il l'essuya à ses pantalons.
- Savoir, dit-il, si on gardait les bêtes au lieu de les revendre tout de suite ; si on les gardait un peu plus ?...
- À ton idée, dit le Noir.
- Mais qu'est-ce que tu penses, toi ?
- Tu les garderais comment ? demanda Honorine.
- Ce que je pense, dit le Noir, c'est difficile. Il faudrait savoir ce que véritablement tu veux faire.
- Véritablement ? Q'est-ce que tu veux que je te dise ? Ce que j'aie envie de faire, c'est les garder, faire remplir les brebis, avoir les agneaux, attendre. Avoir peut-être un autre bélier, l'acheter ou n'importe. Attendre peut-être qu'un jeune soit capable. Encore faire remplir et attendre, voilà. Les garder, quoi !
- Pourquoi faire ? dit Honorine
- On verrait par la suite.
- Bien sûr, dit le Noir.
- Attendre quoi ? dit Honorine.
- Tais-toi, dit Randoulet.
" Ce que je veux dire, dit-il, est facile à comprendre. Si on regarde ici tout ce qui est à nous, ça va de la route jusqu'au rebord de Chayes et c'est tout en prairies, les plus grasses du plateau. Est-ce la vérité ?
- Oui, dit le Noir, sauf derrière l'étang où l'herbe est farcie de joncs.
- Bon, dit Randoulet, mais de ce côté-ci ?
- De ce côté-ci, dit le Noir, je t'ai toujours dit que c'était magnifique.
- Et combien ça peut porter de moutons ?
- À perte de vue, dit le Noir.
- Ne parlons pas de perte de vue. Tu vois loin toi, mais tout en restant dans la chose humaine, cent cinquante, deux cents ? ...
- Cinq cents avec aisance, dit le Noir.
- Voilà, dit Randoulet.
Il chercha la salière. Il poivra sa soupe. Il la goûta. Elle était tiède. Il mangea deux ou trois cuillerées.
- Des moutons libres, dit-il, j'ai envie de belles bêtes.
- Et, dit le Noir, tu as vu le cerf de Jourdan ?
- Oui.
Randoulet resta un moment à regarder l'ombre. Il n'y avait presque pas de bruit dans la maison, sauf le bruit du feu. Honorine écoutait le rêve des hommes..."
Jean Giono, extrait de " Que ma joie demeure", Grasset & Fasquelle, 1935.