L'anomalie

Par Fibula
Hervé Le Tellier a obtenu le Prix Goncourt 2020 avec ce roman choral qui nous perd un peu en chemin, mais qui n'est pas dénué d'intérêt, loin de là! 

Un avion se pose à New York en juin 2021, en provenance de Paris. Le problème : le même avion, avec le même équipage et les mêmes passagers, s'est déjà posé au même endroit 3 mois auparavant. Que feriez-vous si vous appreniez que vous avez un double?

Avant d'en arriver à ce fait (l'avion qui se pose) et à ce questionnement, le premier tiers du livre nous présente une dizaine de ces passagers : un tueur à gages, un écrivain, un chanteur nigérian, un pilote, etc. Il faut attendre 112 pages pour retrouver tous ces personnages dans le même avion et pour que l'auteur instille une atmosphère fantastique. Comment un tel événement a pu survenir? Le FBI fait appel à des scientifiques de toute sorte : physiciens, mathématiciens, sans oublier un philosophe (oui, ça prendrait tellement plus de philosophes pour nous aider à mieux concevoir la vie) pour essayer de comprendre les tenants et les aboutissants de ce double atterrissage. Et surtout, que faire des personnes dupliquées? Grâce au protocole 42, hommage à Douglas Adams et à son Guide du voyageur galactique, l'équipe met en place un plan. L'évocation des différentes possibilités est intéressante, touchant à la science-fiction et à la philosophie, mais la résolution du problème est décevante si l'on espère une finale donnant des réponses.
Le roman n'est pas dénué d'humour, en particulier lorsqu'il évoque le président des États-Unis (Trump, bien sûr). L'appartenance de l'auteur à l'Oulipo (il en est même le président depuis 2019), ce groupe littéraire créé dans les années 60 par, entre autres, Raymond Queneau, n'est pas étrangère à cet aspect. Le site internet de l'Oulipo saura vous informer mieux que moi. Ce qui est sûr, c'est que l'Oulipo (OUvroir de LIttérature POtentielle) laisse une grande place à l'humour, à l'imagination et à l'innovation. Ces aspects, bien présents dans L'anomalie, font de ce texte un roman oulipien. Les écrivains membres de l'Oulipo se définissent comme "des rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir" et cette définition me semble parfaite pour qualifier en partie le roman d'Hervé Le Tellier. La sortie du labyrinthe dans lequel il nous entraîne se trouve dans sa tête, mais peut-être ne veut-il pas en sortir… Ce qui nous laisse amplement le temps de réfléchir à la signification du monde dans lequel on vit, grâce à une galerie de personnages diversifiés qui protègent quelques grands et petits secrets. L'auteur nous entraîne sur des pistes qu'il abandonne ensuite, mais ne lâche pas l'hypothèse qui traverse son histoire : et si nous n'étions que simulation? 
Un roman prenant, qui se lit comme un thriller bien ficelé, mais dont les personnages sont d'intérêt varié et de profondeur inégale. C'est aussi un roman qui exige une certaine concentration, puisque le déroulé des événements est parfois complexe. Enfin, le dernier tiers m'a semblé décevant, comme si l'auteur laissait un peu tomber certains personnages.
Des critiques ont évoqué le potentiel cinématographique de ce livre, sous forme de série, ce qui permettrait certainement de donner plus d'ampleur à l'histoire et aux personnages. Je ne sais pas ce que le principal intéressé pense de ce succès et de cette évocation, lui qui déjà a été « victime du Prix Goncourt pour son roman L'anomalie », selon l'Oulipo!

L'anomalie, d'Hervé Le Tellier, Éditions Gallimard, 2020, 327 pages

Humeur musicale : Nils Frahm, Graz (Erased Tapes Records, 2009-2021)