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Publié le 26 mars 2021 par Hunterjones

Vous avez eu l'impression de vivre le printemps ce matin-là. Il faisait si beau, au Colorado. 

Du ketchup. Oh c'est con, vous n'en prenez presque jamais mais ce matin-là vous réaliser que vous devrez aller en chercher si vous vous voulez manger ce que vous projetiez manger qui ne se savoure jamais autant qu'avec du bon vieux ketchup aux tomates. Vous réalisez d'ailleurs que vous n'êtes pas grand fan de la tomate nulle part, sauf en ketchup. Cette pensée vous fuit aussitôt. 


Vous vous dites que vous irez voir Ricky au supermarché dans la journée. Ricky est si inspirante. Jeune, jolie pour celui ou celle qui sait reconnaître le charme. C'est la gérante du supermarché et elle est un vrai soleil pour tout le monde. Une lumière dans un monde sombre. Vous vous dites parfois que vous aimeriez avoir le tiers de sa personnalité. Mais vous aimez tant écouter Simon & Garfunkel ou The Mama's & The Papas quand tout le monde écoute Coldplay vous ne vous sentez pas cool. Flirter avec le service à la clientèle c'est accepter de ravaler le bon sens à certains moments afin de s'assurer de la fidélité du client. Vous ne seriez jamais capable de faire ce qu'elle fait. Et ça fait partie de l'admiration que vous lui portez. Faire un métier que vous n'aimeriez absolument jamais et garder une constante bonne humeur. Rendant les gens autour, toujours de bonne humeur aussi. 
Ricky n'a que 25 ans, et pourtant, elle vit comme le plus libre de tous les éléments. Elle a un piercing dans la langue, porte des tatoos, les cheveux changeant toujours de couleur au point qu'on ne savait pas du tout quelle était sa couleur naturelle. Ricky l'avait peut-être oublié, elle-même. Elle est vibrante d'énergie, a été élevée par ses grands-parents, on a pas besoin de savoir pourquoi. Et parfois, vous vous dites qu'à son âge, vous auriez dû être elle. Si énergique que tout le monde a envie d'être autour de vous, même des étrangers. Ce n'est pas le cas pour vous. Vous êtes à la retraite. Votre rôle était de faire briller les autres. Quand vous habitiez New York, vous aviez travaillé aux montages photos de grands magazines comme Marie-Claire, Glamour ou Cosmopolitan. C'est facile de s'effacer quand on vit à New York. De se fondre dans la foule. Vous vous êtes presque oubliée pendant trop d'années. Vous vous êtes aussi un peu éteinte, sans trop le réaliser. Pas trop, juste assez pour que vous sentiez usée. 
Mais pas quand vous allez à ce supermarché. Vous en resortiez toujours légèrement ravivée. Simplement parce que vous l'avez vue. La manière de placer son corps de Ricky dans les espaces. Son débit de voix. Son allure qui donnait l'impression qu'elle était l'électron le plus libre dans un monde dans lequel il est si facile d'être en cage, sans toujours s'en rendre compte tout de suite. 

Étiez vous de celles qui avaient été en cage sans s'en rendre compte trop longtemps? Cette pensée vous fuit aussitôt. Votre fille avait eu une grave crise cardiaque à l'âge de 8 ans. Vous l'aviez trouvée presque morte le jour de la fête des mères. Elle avait heureusement survécu. Mais ça vous avait fragilisé pour toujours. Vous dormiez alors toutes les nuits avec elle afin que rien ne lui arrive jamais. Vous vous étiez forcément rapprochées l'une de l'autre. Au point que votre fille dira de vous que vous êtes sa personne favorite sur terre. Votre mari dira aussi qu'absolument rien de mal ne pouvait être dit contre vous. En tout temps. Vous étiez exemplaire. Trop sage peut-être, pensiez vous. Et quand vous vous rendiez à ce supermarché, vous étiez capable de voir la jeune fille de 25 que vous auriez peut-être pu être. 


Celle que vous auriez voulu être. Enfin, vous ne regrettiez rien de votre vie. Sinon peut-être un peu de folie. Cette pensée vous fuit aussitôt.

Et c'est à ce moment, en après-midi, dans cette épicerie, que justement, la folie s'est invitée. 

La malsaine. 

Vous avez cru à des pétards. Vous avez à peine levé la tête. Puis vous l'avez sentie brûler, cette même tête. Vous étiez maintenant au sol. À genoux. Vous aviez mal mais ne saviez pas pourquoi. En relevant la tête, vous avez vu Ricky, la jeune gérante, les yeux vides, étendue au sol, près des caisses. Elle semblait morte. 

Elle l'était. 


Vous pensiez avoir du ketchup sur vous puisque vous teniez la bouteille...mais non vous ne teniez plus qu'un cresson. Et ce rouge...c'était du sang.

Sans trop savoir pourquoi vos sens étaient désorientée. Vous sentiez un chute de pression. Une autre brûlure, au corps cette fois. Qui a eu l'effet de vous supprimez du monde que l'on connait.

Que l'on pensait connaître. 


Vous avez tout juste eu le temps de penser à des tonnes de vos proches que vous aimez tant. Même à des êtres chers disparus. Vous vous êtes aussi vue, enfant, avec votre frère et votre soeur. Une fraction de seconde riche en visages confus et toujours pas rationnellement explicable. On vous as assassiné de balles de Rugger AR556.  Toutes vos pensées ont disparu. Vous ne le saurez jamais. Vous vous êtes éteinte pour vrai, avant. 

Ironiquement, il y a quelques semaines, vous vous étiez trouvée spirituelle de dire que vous aviez hâte de cesser d'avoir peur d'aller dans les supermarchés en raison de la pandémie pour recommencer à avoir peur d'aller dans les supermarchés et de se faire tirer pour rien dans une fusillade. 


Vous n'avez plus peur.  

Mais vous aviez raison d'en avoir peur. Vous êtes parti pour rien.

C'était la 121ème fusillade mortelle depuis janvier aux États-Unis, mardi.

Just another day in paradise.