Dans la série storytelling et Covid, j'aborde aujourd'hui le storytelling du télétravail. Quelle histoire vit-on avec le télétravail et surtout, quelles histoires se raconte-t-on sur le télétravail ?
Quelques articles précédents sur l'approche narrative du Covid :
- le storytelling de l'abolition
- le storytelling de l'à peu près
Une approche biaisée
Très tôt, quand le télétravail s'est répandu, des voix se sont exprimées : "je fais cela depuis 10 ans, aucun souci, le télétravail c'est top...". De manière générale, il s'agissait toujours de consultants, freelances ou de salariés aux fonctions très proches de ces travailleurs indépendants. Aucune valeur de généralisation possible. Par contre, un gros effet 3x. Oui, cet effet psychologique bien connu : la tendance de chacun à voir trois fois plus belle une situation dans laquelle on se trouve que ce qu'elle est réellement.
Ou alors, autre phénomène : l'effet d'aubaine. Etre débarrassé d'un manager jugé toxique (parfois à juste titre), par exemple. Situation biaisée également. Cela n'est pas une généralité. Cela ne change rien à la toxicité du personnage et à son influence néfaste pour l'entreprise. C'est plus une posture égoïste du type "je ferme les yeux donc je suis caché". Parfois, aussi, c'est un moyen de ne pas se poser de questions sur sa propre attitude au travail que d'incriminer le manager de service.
Bon, on pourrait trouver encore d'autres exemples pour souligner combien un jugement définitif ne peut pas être issu de témoignages de pratiquants. Mais ça va déjà aller comme ça.
Passer de 3 à 7% de télétravailleurs à 40% environ en un an ne peut pas se résumer à quelques évaluations au doigt mouillé.
Des chiffres relatifs
De manière très amusante, le chiffre suivant est sorti : +20% de productivité en 2020 en France du fait du télétravail.
Waouh, quelle rapidité pour une étude ! Sauf que les chiffres datent... d'une étude de 2016 (voire 2012, les deux dates ont circulé). Et donc, l'étendre à 2020 est une extrapolation. Du coup, quand le pot aux roses a été découvert, il a été dit que les chiffres restaient valables pour 2020 ! Mdr, là. N'importe quel étudiant, quel que soit son niveau, qui intégrerait une vieille référence dans un mémoire pour expliquer une réalité d'aujourd'hui se ferait démonter à juste titre !
Donc, en fait, on n'a pas de chiffres fiables non plus.
D'autant que la productivité, c'est une version de l'histoire. Technique, économique. Dépendante d'outils qui, par chance, étaient déjà là et optimaux (Zoom et compagnie). Mais une histoire, c'est aussi de l'humain. Un versant oublié de ce récit.
Un amplificateur d'inégalités
Le storytelling de l'inégalité : voilà une histoire.
Se retrouver à travailler chez soi met à jour des inégalités qui, dans le monde du travail, sont habituellement invisibles. Le logement, sa taille, son confort, son emplacement. Tout cela joue bien plus dans la capacité à être performant professionnellement que la taille d'un bureau ou de l'écran de son ordinateur.
Les inégalités hommes - femmes aussi : déjà présentes en temps normal dans la vie domestique, amplifiées par la collision-intrusion de la vie professionnelle dans la sphère privée.
Les inégalités jeunes - salariés plus "séniors" dans l'entreprise : les seconds disposant normalement d'un espace de travail bien plus grand que les premiers, car leur espace de vie global est plus important.
Inégalités territoriales encore. Une connexion Internet, indispensable pour faire du travail à distance, ce n'est pas forcément la même chose selon que vous êtes en zone plus ou moins bien couverte par le réseau... Pour certains, le télétravail est même quasiment impossible.
Une histoire d'ubérisation
Quelle est devenue la différence entre un salarié d'une entreprise en télétravail et un travailleur de type Uber ? Dans la façon de travailler, la différence est ténue.
Certains pourront dire : et alors ? Ce n'est peut-être que l'histoire de la fin du salariat. Si c'est comme cela que le monde doit évoluer...
Sauf que ce n'est pas aussi simple que pour Uber. Chauffeur Uber, c'est un emploi local et non délocalisable. Pour beaucoup de nouveaux télétravailleurs, ce n'est pas du tout le cas. Et malgré toutes les certitudes que l'on peut avoir sur la qualité de son propre travail et sur ses compétences, il y a finalement peu de tâches qui ne pourraient pas être réalisées à moindre coût par un travailleur indépendant offshore. L'informatique, le digital, le marketing, notamment, sont des métiers particulièrement propices.
Au delà du risque d'offshorisation, pas sûr que ce soit le genre d'histoire que l'on ait envie de vivre : se retrouver dans la même situation de fausse indépendance qu'un employé Uber.
Est-ce l'indépendance que de voir son rythme de travail dicté par son agenda électronique (pour ne pas dire Outlook) ?
Bonjour aussi, pour trouver des témoins dans un litige avec un collègue ou un supérieur hiérarchique. Etiez-vous présent lors de la visio ? non ? alors, passez votre chemin, vous n'avez rien vu, rien entendu et aucune possibilité de prétendre le contraire. Cela s'appelle aussi l'atomisation de l'employé.
L'invasion de la sphère privée
Bien entendu, on peut se donner des règles. Se dire qu'à partir de telle heure, on coupe tout. Le domicile redevient un domicile.
Tout cela, c'est de la théorie. Moi, déjà, je n'arrive pas à m'arrêter à l'heure à laquelle je me serais arrêté en temps normal (et en tenant compte du temps de trajet, hein). J'en fais plus. Parce que c'est commode, sans doute. Parce qu'il faut bien rattraper les lenteurs de connexion aux serveurs de l'employeur, le temps supplémentaire passé en coordination des collaborateurs que l'on manage à distance (cela n'empêche pas la confiance mais, oui, le management est également nécessaire).
Et un fauteuil de bureau n'a rien à faire dans le salon de qui que ce soit, pas plus qu'un bureau haut, ou je ne sais quoi comme accessoire de confort professionnel.
Certains chercheurs appellent même l'intrusion de la visio au domicile de manière importante : le Big Brother du pauvre.
Quid de la créativité et de l'esprit critique ?
Pour la créativité, on pourra peut-être trouver des systèmes. Encore que, ce ne seront que des moments de créativité convenue, pour la spontanéité, on repassera. Un peu comme les fêtes officielles, dans lesquelles on peine à trouver le vrai sens de la fête.
Il ressort d'ailleurs des enquêtes menées que le télétravail peut bien fonctionner pour la routine, mais quand il s'agit de lancer de nouveaux projets, le collectif est ce qu'il y a de plus important. Et ne me dites pas que vous êtes développeur informatique, créateur de site web etc. et que vous menez tout le temps de nouveaux projets : non, vous exécutez une routine. Vous ne menez pas x projets, vous réalisez x fois le même projet. Ne vous masquez pas la réalité.
Pour l'esprit critique, quand on travaille à la tâche, comme c'est le cas en télétravail, l'esprit critique se limite au nombre de tâches. Tu parles d'un esprit critique...
Une disparition du tacite et de l'implicite
Pour le partage de connaissances par exemple, le tacite et l'implicite sont des clés. Le secret d'une transmission des compétences entre des générations de collaborateurs réside, non pas dans la transmission de procédures (les éléments explicites), mais dans tout ce qui fait partie du non dit. Alors bonjour, pour capter les non dits sans contacts directs physiques, poussés et prolongés.
Pareil pour le management d'équipes dont les tâches sont nécessairement physiques, présentielles et à 100% : quel retour en arrière qu'un manager à distance, déconnecté de la réalité du quotidien de ses équipes. On a mis tellement de temps à réduire la distance entre "les gens des bureaux" et "ceux qui sont au coeur de l'action dans les ateliers"... Voilà que tous ces efforts et la raison de leur poursuite (un travail d'équipe réel et un esprit terrain) feraient pschitt !
Créons donc des lieux de co-working pour télétravailleurs !
Alors là, vous allez faire criser votre DSI. Déjà, vous laisser accéder aux données de l'entreprise depuis chez vous, au niveau sécurité numérique c'est plus que limite. Mais alors, dans un lieu public... Les pirates vont adorer. Il faudrait peut-être que je songe à me reconvertir dans ce métier, je sens les opportunités arriver.
L'enthousiasme puis la fatigue
Pour l'exécution de procédures, un travail robotique, donc, ça peut fonctionner. On se concentre plus facilement pour ces tâches quand on est travailleur à domicile. On se concentre plus et on se fatigue plus aussi. Une fatigue dite cognitive, selon les experts, qui finit par impacter le corps. Kif-kif, donc, par rapport à la fatigue physique née des déplacements domicile-travail.
Derrière les histoires simples, un storytelling plus complexe se cache. C'est ce storytelling qui est réellement intéressant. Un storytelling plus profond, et non pas de surface. Ce ce qui nous permet, quand on raconte une histoire, de ne pas seulement parler aux oreilles, mais aussi parler au cerveau et au coeur.
C'est ce que nous faisons de toute façon chez Storytelling France.