Bonjour,
c'est aujourd'hui le premier jour du printemps, du Premier Temps. C'est le temps de se rappeller ce qui est hors du Temps, grâce au Yoga extraordinaire du Temps.
En ce solstice, frère Soleil (sol, sûrtya) se tient immobile (stare, sthâ). Le jour égale la nuit, Soleil et Lune à égalité.
Or, le Soleil, c'est le Temps, c'est-à-dire aussi la Mort. Kâla, en sanskrit, la langue "parfaite" des dieux, désigne à la fois le Temps et la Mort. Le Soleil est aussi le Feu digestif qui consume peu à peu le corps. L'une des pratiques du Tantra est de "tricher avec la Mort", avec le temps, avec le vieillissement...
Comment ?
En découvrant que je ne vieillis pas. La vieillesse, c'est le Temps. Le Temps, c'est le changement. Le changement, c'est le mouvement. Le mouvement, c'est le souffle, n'est-ce pas ?
Alors j'écoute le souffle. Quelle merveille que ce va-et-vient ! La respiration, dit un maître du Tantra, c'est la vibration infiniment subtile de la Conscience universelle qui ralentit, peu à peu, pas à pas, d'inspir en expir.
Ce mouvement de balancier est le Temps. La Mort, ma mort. A chaque mouvement, un pas vers la Mort...
Mais que faire ? L'expir est déjà la Mort. Expirer, c'est mourir un peu. L'inspir est inspiration, vie, don d'énergie pour agir. Mais ces deux mouvements, selon les Védas, les poèmes de l'Indo-Europe d'avant l'agriculture, sont comme deux chiens qui me guettent de leurs yeux féroces. Un blanc, un noir. Et je doit leur jeter des croquettes à chaque moment, la croquette de l'inspir, la croquette de l'expir. Sans cela, ils se jettent sur moi, me dévorent et c'est la fin. Mais ainsi, je vis en sursis, je vis seulement pour mourir, je gagne ma vie à la perdre ! Un expir contre un inspir... De plus, je suis le champs de bataille entre ces énergies opposées, comme sur le champs de bataille de la Fin des Temps. Ma vie est un champs de bataille. Qui gagne, perd. D'échecs en réussites, de gains en pertes, prendre et donner, exaltations et abattements, espoirs et craintes...
Que faire ? Comment s'en sortir ?
Voici le remède, révélé par le Troisième Œil, Shiva, dans le Tantra de l'Oeil (Netra-tantra), justement. Il s'agit de la pratique de l'affinement du souffle (prāṇāyāma), pour ne plus être esclave de ses énergies, mais libre :
madhyamaṃ prāṇamāśritya prāṇāpānapathāntaram |
ālambya jñānaśaktiṃ ca tatsthaṃ caivāsanaṃ labheta || 8-11 ||
"D'abord, je m'abandonne au souffle du milieu,
entre le mouvement de l'expir et le mouvement de l'inspir.
Une fois porté par cette énergie de conscience,
je me tiens en elle et je trouve ainsi mon assise".
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C'est très simple : j'écoute le mouvement du souffle. Puis je m'ouvre aux intervalles entre la fin d'un expir et l'inspir suivant. Expir... silence... inspir... silence... expir... silence...
Et ce silence, cet intervalle, devient alors de plus en plus vivant. Sous la lumière de l'attention, il s'éveille. C'est l'éveil de la Lovée, la Koundalinî, la Conscience universelle. Endormie dans son mouvement mécanique, elle s'éveille peu à peu...
"Je m'abandonne" : en confiance, plus qu'en conscience, sans vigilance excessive, tout en douceur. Je goûte les grandes bulles d'énergie qui éclatent dans l'espace qui s'ouvre en grand, dans un silence émerveillé, subtil mais vif. Vagues de souffle, vague de conscience...
"Je trouve ainsi mon assise" : je découvre ma demeure véritable, mon centre entre expir et inspir. Or, cet intervalle est immobile, comme au sommet d'une montagne russe. Instant d'apesanteur. Les mouvements grossiers cessent, un autre mouvement, plus subtil, se dévoile. (NB : je transpose la troisième personne du verset à la première personne, conformément à l'interprétation du premier verset du Poème de la Reconnaissance par Abghinava Goupta)
Kshéma Râdja, commentateur de ce Tantra, explique que l'énergie de conscience s'éveille dans cette écoute, elle commence à s'éveiller, unmishat, car la pleine conscience émerge (unmajjanât) et le souffle grossier s'immerge (nimajjanena) en elle, en son immensité (vyâpti). J'ajoute cela juste, non pour jouer à l'érudit, mais pour vous donner un aperçu de l'interprétation traditionnelle. Il est bon de se mettre à son école, de ne pas mentir en inventant un "shivaïsme du Cachemire" new age, sans toutefois rester prisonnier de la tradition. Cependant, avant de parler de dépasser la tradition, encore faut-il la connaître. Et comment la connaître sans connaître ses sources ? Méfions-nous des imposteurs qui veulent faire passer leurs fantaisies pour la tradition. Soyons aussi exigeants pour cette nourriture spirituelle que nous pouvons l'être pour les nourritures physiques.
Puis,
prāṇādisthūlabhāvaṃ tu tyaktvā sūkṣmamathāntaram |
sūkṣmātītaṃ tu paramaṃ spandanaṃ labhyate yataḥ || 8-12 ||
prāṇāyāmaḥ sa uddiṣṭo yasmānna cyavate punaḥ|
"Je lâche à fond les ressentis grossiers
liés à l'expir et à l'inspir,
puis je vais vers l'intervalle subtil.
Puis je vais au-delà du subtil,
d'où je découvre la vibration ultime.
Tel est le 'contrôle du souffle' absolu,
car il ne me trahi pas."
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Le mouvement grossier, c'est le mouvement perceptible de la respiration. Je pars de lui, du Temps, de la Mort.
Puis je vais vers le subtil, les intervalles où la Vibration s'éveille.
Enfin, je plonge dans la Vibration suprême, âme des mouvements grossiers et subtils, corporels et mentaux. Je transcende le mental. Mais ce silence n'est pas mort, pas statique, il est au contraire Vibration totale, mouvement infini, dont les mouvements de la pensée et du corps ne sont que des échos ralentis.
Ainsi, je dépasse le Temps, la Mort. Je la dévore, j'engloutis le Temps, car quand je prête attention aux intervalles entre les mouvements, ces mouvements (prâna) s'affinent (âyâma). Même quand ils se réactivent, je conserve le parfum (vâsanâ) de cette Vibration infinie, béatitude sans rivale qui me délivre de tout mal. Je suis l'océan, les vagues sont ma gloire. Je suis véritablement dans l'accueil, sans besoin de me raccrocher à des slogans. Je suis le remède, la réponse vivante, je suis ce que je croyais ne pas être ; je ne suis pas ce que je croyais être.
Je suis le Temps, libre du Temps. Je suis l'âme de la Mort. Je suis la Vie de ce qu'il y a après la vie. La Mort est changement de rythme, retour au subtil. La Mort elle-même se révèle comme libération. Chaque fin d'expir, chaque fin de pensée est une Mort, une libération, un retour à l'Essence libre, ouverte, en expansion sans fin ni limite. L'impermanence se révèle enfin sous son véritable visage, celui de la liberté.
Bien sûr, je vais ensuite me laisser distraire par des mouvements plus grossiers. Mais
1) Je sais désormais qu'ils sont mes vagues, mes ondes, mes mouvements, mes énergies, mes pouvoirs ; et
2) Je peux "revenir", savourer sciemment. Et plus je savoure, plus le parfum de la Vibration est fort, vivace et durable.
Voilà le vin nouveau, le vin de printemps, du Temps Primordial, inépuisable, toujours vert, vivant et vivifiant.
Bon printemps à tous !