(Note de lecture), Marc Blanchet, Le Pays, par Philippe Di Meo

Par Florence Trocmé



Le Pays
plutôt que la nation, donc. En dépit de son article défini, le titre du recueil prend tant soit peu une valeur d’indéfini et, comme tel, il introduit à un éloignement. Et cette mise à distance induit une étrangeté potentielle. L’excentricité ainsi obtenue n’est pourtant pas sans paradoxalement s’associer avec certaine familiarité dans l’esprit du lecteur. Comme si, derrière l’article retenu, un possessif avait été élidé. Comme si cette absence flagrante équivalait à une sorte de tutoiement. Ou à une exclamation retenue.
Le titre sous-entend alors une description et comme un voyage de fait moins dans l’exotique d’un ailleurs que dans un « même » entamé. Dans le même temps, et ce n’est pas la moindre surprise d’un recueil qui en ménage bien d’autres, ce « même » renvoie à un ailleurs indéterminé. Indéterminable.
Voilà, nous le comprenons : Marc Blanchet constate que le « même » de [son] « pays » s’est changé en un « ailleurs ». Car il ne le reconnaît pas, ou plus tout à fait, ou juste assez pour en pointer sa transformation de « même » en « ailleurs. » Alors, nous comprenons également que dans le titre l’article, en lieu et place d’un possessif, signale une perte. « [Mon] pays » s’est transformé en : « Le Pays ». Ce décalage grammatical vaut pour une critique liminaire de l’état auquel l’objet en cause, le « pays », est malheureusement parvenu. Ce cheminement rhétorique et symbolique ne s’avère pas banal.
L’épineuse question de la représentation se pose alors à la conscience auquel cet en-tête fraye la voie. Comment représenter le « Le pays » si « Le Pays » est pris pour objet ?
Écrivain, essayiste, poète, Marc Blanchet est aussi un photographe. A-t-il trouvé un biais seyant ici mis en œuvre à travers cet art pour lui familier ? On serait enclin à le croire. Car, poème après poème, que nous propose-t-il pour décrire l’étrangeté de la métamorphose d’[un] « pays » visiblement tout à la fois sien et non-sien ? Tout d’abord une décontextualisation de son propos en sites et situations comme autant d’instantanés et autres flashes dont le poème, souvent bref, constitue la matérialisation judicieuse. Toute lourdeur narrative s’avère ainsi adroitement évitée au profit du moment clef révélateur de l’insupportable des mœurs de l’heure. Sans démonstration aucune, l’évidence d’une adultération du social s’étale comme évidence : « Les derniers paysages s’effondrent. / Les bouches rient des nouveautés. » Le fameux développement des forces productives ne rime pas automatiquement ni nécessairement avec un « progrès » humain, est-il suggéré.
Les poèmes nous proposent un voyage mental à travers nombre de scènes - du délit de « faciès » à l’horreur d’un mode de vie surconsumériste, d’un cadre urbain étouffant, conçus sur de simples modèles fonctionnalistes – inacceptables, facteurs de désordre ou, mieux, incarnant ce même désordre : l’altération capillaire d’un « pays » désormais privé de son possessif grammatical et donc de toute spécificité individualisante. Grandement saccagé, passablement défiguré, presque méconnaissable.
Le recueil trouve son style en entremêlant les voix comme il entrecroise les circonstances, poème après poème, de surgissement en surgissement. Impératifs, phrasé nominal, tournures comme proverbiale, ironies cruelles, mais secondes, enracinent la consternation. Qu’on en juge : « tu ne découvriras pas le vrai / Dans le maquis / Ni la paix / Dans la sainte démocratie » ; « Le Pays où la révolte / S’inventa dans le sang / S’est étiolé en nombres / Soumis à l’unité. » ; « La tête inclinée du passant / Que l’on connut hier dressée ». L’anonymisation du tout, et du « pays » lui-même, signale une révolte au surcroît : « Pas de nom / Pour signer sa différence. / On est du nombre. » Si changement il doit y avoir, il se fera par tous.
Le lyrisme trouve alors une cohérence dans un refus médité et méditatif. La violence ne l’effleure jamais. C’est que le désir le travaille davantage : « De quoi rêve-t-il ? / De l’apparition d’une communauté ? / D’un être de haute vertu ? » L’accent est mis sur l’utopie d’un vivre-ensemble ardemment rêvé depuis un « berceau d’inquiétude. »
Cas plutôt rare, Marc Blanchet s’abandonne à une poésie civique, éthique, genre peu fréquenté, renouvelé, si loin du nationalisme délétère que l’après-guerre nous avait parfois proposé.
Le style lapidaire du recueil devient alors la mesure appropriée d’une déchirante intensité. Qui ne peut manquer de nous toucher tout en nous donnant à penser. Au sein du genre et bien au-delà.
Philippe Di Meo

Marc Blanchet, Le Pays, La Lettre volée, 69 p., 15€
1. Rappelons, à titre indicatif, dans une bibliographie particulièrement étoffée : Marc Blanchet, Souffles de Beckett, La Lettre volée, 2018 ; Marc Blanchet, Valses et enterrements, La Lettre volée, 2018 ; Marc Blanchet, Gérard Titus-Carmel, Plan de coupe, Artgo, 2021.