Le jugement de valeur de l’individu freine sa liberté d’expression. Mais est-ce véritablement une limite ?
Un texte rédigé dans le cadre d’un concours d’essai organisé par Liber-thé
Vatican 1633 : l’homme est escorté par deux gardes à travers les couloirs du palais du Saint-Office. Au rythme des pas, les armures et épées cliquètent et leurs sons résonnent dans le dédale des allées. Notre homme médite et s’interroge sur les raisons de sa présence en ces lieux. Les règles, il les connaissait. Les mises en garde, il les avait entendues. Les risques, il en avait conscience. Et pourtant, malgré toutes les précautions prises, il était là.
Il aurait pu se taire, garder pour lui ses découvertes, vivre tranquillement du mécénat du Grand- Duc de Toscane. Mais non, certaines vérités doivent être exprimées et entendues. Il était convaincu que « l’intelligence était la principale qualité que possède l’homme. » La nier serait nier la nature, et donc Dieu. Si seulement ses juges pouvaient le comprendre.
Enfin, il parvient devant les cardinaux de la Sacrée congrégation du Saint-Office. Tout de rouge vêtus, du haut de leur piédestal, ils balaient d’un revers dogmatique ses arguments. « Nul ne peut s’opposer aussi frontalement aux Écritures. La place de l’Homme est, et restera, au centre de l’univers. » Dans cette pièce, c’est désormais la force des opinions qui règne, et non celle des faits. L’homme doit abjurer ses erreurs sous peine d’être jugé pour hérésie.
L’homme se résigne. Il est condamné à la censure, ses écrits sont mis à l’index, plus jamais il ne pourra enseigner ses théories et il finira sa vie en résidence surveillée. Le silence est désormais la prison de cet homme.
Son nom était Galilée.
Ce court récit romancé, connu dans ses grandes lignes par tous, servira de fil rouge et d’exemple tout au long de ce développement. Malgré son apparente simplicité, cet extrait n’en reste pas moins classique en ce sens qu’il possède les articulations majeures de la présente réflexion.
Le premier constat offert par cette histoire est que Galilée, souhaitant s’exprimer, rencontre deux formes différentes de limite à sa liberté d’expression : celle qui vient de ses juges et celle qui vient de lui-même. Fondamentalement, l’individu s’oppose soit à lui-même, soit aux autres.
Les limites ne dépendant que de l’individu seront qualifiées d’intrinsèques en opposition à celles qui seront dites extrinsèques. Ces deux formes seront traitées séparément et dans cet ordre. Le raisonnement définira plus en détail chaque forme, s’interrogera sur la pertinence du terme de « limite » et conviendra ou non de leur existence. Enfin, un dernier argument sera apporté et conclura la réponse de cet essai.
LIMITES INTRINSÈQUES DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION
Galilée médite et s’interroge sur les raisons de sa présence en ces lieux.
Parmi les nombreux facteurs qui ont conduit Galilée à être condamné, ses idées ont sans équivoque joué le premier rôle. Et pour cause, rien n’est plus dangereux qu’une idée. Galilée lui-même reconnaît l’impact, la force et les conséquences que ses propos peuvent engendrer. Il en arrive même à censurer sa propre pensée, la jugeant soit trop révolutionnaire soit pas assez aboutie. En s’autocensurant, Galilée devient sa propre limite à sa liberté d’expression.
Les limites intrinsèques à la liberté d’expression possèdent toutes le même point de départ : l’individu pose un jugement de valeur sur l’idée qu’il veut exprimer. C’est ce jugement de valeur qui détermine si l’idée sera ou non exprimée. Chercher une limite intrinsèque revient à chercher le degré d’acceptabilité pour une idée. Deux cas sont alors à traiter : celui de la valeur de l’idée et celui du jugement.
Concernant la valeur de l’idée, existe-t-il des idées qui, de par leur essence même – ce qu’elles sont, ce qu’elles signifient, ce qu’elles évoquent, ce qu’elles impliquent – ne peuvent être librement exprimées ?
Non, il n’existe aucune idée de la sorte. La raison étant qu’il n’existe pas de valeur absolue. La notion de valeur est toujours subjective à l’individu. Toute idée aussi mauvaise, offensante, haineuse soit-elle doit pouvoir être exprimée librement. Si limite intrinsèque il y a, c’est au niveau du jugement de l’individu.
De nombreux aspects conditionnent le jugement de l’individu : son éducation, sa foi, sa moralité, ses convictions, ses aspirations… Bien que la plupart de ces aspects aient une origine extrinsèque, ils ont été intériorisés par l’individu. Lors d’un jugement, il revendiquera sa foi et non sa religion, son éducation et non son école…
Le jugement de valeur de l’individu freine sa liberté d’expression. Mais est-ce véritablement une limite ? En accord avec la citation sartrienne, « L’homme est condamné à être libre ». Même si la liberté est effrayante et que peu sont prêts à l’assumer, l’homme est in fine toujours libre vis-à-vis de ses choix. Il est impossible d’en être autrement. Ainsi, du fait de cette liberté individuelle, il faudrait parler de freins intrinsèques et non de limites. Un frein ralentit, une limite arrête.
N.B. Bien souvent, il est souhaitable d’avoir ces freins à l’expression, car la plupart sont sous l’égide de la raison. La liberté d’expression n’exclut pas la qualité d’expression. Tout ce qui peut être pensé, ne doit pas forcément être exprimé, et cela par choix. Les idées s’affinent au contact de la raison, se corrigent, se modifient et parfois ne lui résistent pas.
LIMITES EXTRINSÈQUES DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION
Il est condamné à la censure.
Si Galilée ne possède pas de limites intrinsèques à sa liberté d’expression, il n’en reste pas moins membre d’une société. Et en tant que membre d’un groupe, il doit se plier aux règles édictées par ce groupe (l’Église, les monarques, les tribunaux) pour garantir la stabilité, l’ordre et la pérennité du groupe.
Ainsi, les sociétés, les groupes d’individus ou simplement « les autres » interfèrent avec la liberté d’expression de l’individu car ils privilégient leur intérêt à l’intérêt individuel. Généralement, l’individu se conforme aux règles. Volonté de faire partie du groupe (conformisme), crainte de répercussion, perte de privilèges… sont autant de raisons pour ne pas enfreindre les règles. L’Homme est un être social, s’isoler est dangereux. Mais si l’Homme se soumet aux règles, alors les limites extrinsèques à sa liberté d’expression correspondent aux limites fixées par les règles.
Toute la réflexion conduite présentement pourrait donc être réduite à une simple définition juridique. La loi serait la limite extrinsèque à la liberté d’expression, statuant sur ce qui peut ou non être exprimé.
Deux considérations semblent s’imposer.
Légiférer sur la liberté d’expression n’est pas souhaitable et même dangereux
De tous temps, les autorités ont été enclines à éliminer les zones grises de l’expression, une idée étant soit blanche soit noire. Mais légiférer sur ce qui peut être dit, c’est ouvrir la porte à la bien-pensance, au politiquement correct et enfin à la pensée unique. En bannissant une idée, on ne bannit pas seulement le droit de l’exprimer mais également le droit de l’entendre, de la défendre et de l’attaquer. En bannissant une idée, on bannit le débat. Et si l’expression possède parmi ses nombreux buts celui de chercher la vérité, alors amputer l’expression est la garantie de l’échec de la pensée.
Cette définition de limite extrinsèque, basée sur le droit, n’est pas infaillible
La raison se trouve dans le Contrat social de Rousseau. Pour vivre en société, l’individu renonce à sa liberté naturelle pour acquérir la liberté civile. Mais lorsque la liberté civile devient étroite, que la censure règne et que l’oppression fait rage, les individus retournent à la liberté naturelle. L’histoire regorge de personnalités qui, pour faire entendre leur voix, se sont opposées à l’ordre établi.
Galilée n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. L’histoire se souvient de ces défenseurs de la liberté. Notre admiration se porte naturellement vers eux et tend à les imiter. Inversement, les silencieux complaisants sont soit critiqués soit plaints. Critiqués de ne pas avoir usé de leur liberté individuelle, plaints de ne pas en avoir eu le courage.
En conséquence, la liberté individuelle relègue également les limites extrinsèques à des freins extrinsèques. Cependant, l’argument de la liberté inhérente à l’individu ne semble pas aussi pertinent qu’il l’était pour les limites intrinsèques.
La raison à cela est simple : la notion de liberté se définit toujours par rapport à l’individu et non par rapport à un groupe ou aux relations interindividuelles. Il doit donc exister une limite extrinsèque, une barrière que l’autre peut dresser et qui n’est pas un simple frein.
ARGUMENT ONTOLOGIQUE
Certaines vérités doivent être exprimées et entendues.
Après avoir étudié les limites intrinsèques et extrinsèques, la réflexion a conclu qu’elles étaient des freins et non des limites à la liberté d’expression. Pour trouver une véritable limite, il faut opérer, à l’image de Galilée, une révolution copernicienne. Jusqu’ici la liberté était au centre, désormais ce sera l’expression.
On ne peut limiter la liberté mais on peut limiter l’expression.
Robinson Crusoé est l’homme le plus libre qui soit. Et pourtant, possède-t-il la liberté d’expression la plus totale ? Non, car il est seul. S’exprimer, c’est exister par l’assentiment, par l’affirmation, par la confrontation. S’ex- primer, c’est exister aux yeux de l’autre. Mais l’autre possède un pouvoir indestructible, celui d’ignorer son interlocuteur. Il n’y a pas pire châtiment que d’être nié par l’autre.
Cette limite donne de la saveur à la liberté d’expression, elle n’est pas acquise. Cette limite est également une composante de la liberté d’expression. Car si la liberté d’expression est admise, la liberté d’écoute l’est tout autant.
Peut-être, est-ce là la beauté de vivre en société. Il nous faut convaincre les autres, capter leur attention, affronter leurs arguments. Quel intérêt y aurait-il à voir ses idées exprimées toujours adoptées par les autres ? Se battre pour ses idées, c’est leur prêter vie.
Ainsi, si une phrase devait tout résumer :
L’unique et véritable limite à la liberté d’expression de l’un est le silence de l’indifférence de l’autre.