(Note de lecture), Camille Loivier, Cardamine, par Antoine Bertot

Par Florence Trocmé


Le jardin aiguise l'attention aux mouvements minimes des jours et de la vie végétale. Sa situation, entre intimité et extérieur, invite aussi à une présence à soi plus poreuse, propice à l'écriture. Ce jardin, dans Cardamine, est d'abord en attente « de ce qui devrait revenir », de la « sève » (p.11). Comme en repos, il coïncide alors avec l'image que l'on se fait de lui : « la fin de l'hiver est peut-être le seul moment de l'année où l'impression que je garde du jardin correspond à ce qu'il est ; terre grise aux arbres dénudés, rivière rapide, joncs secs, lumière pâle » (p.9). Or « la patience et l'attention » (p.24) de la poète envers cette vie discrète révèlent la fragilité de l'accord. Dans les poèmes, en effet, affleure l'« autre dimension temporelle » des plantes, qui nous sépare d'elles. C'est-à-dire ? Celle qui relie la longue durée (« arbres qui étaient là avant que l'on prenne conscience / avant d'être à côté d'eux le soir », p.40) et la présence au présent, indifférente à la profondeur du temps (« l'aulne se souvient-il de l'ombre, de ses branches perdues, de l'été / la rivière glacée glissait entre ses racines / l'aulne ne se souvient pas de ses feuilles / quand elles partent dans un coup de vent », p.41). L'aulne n'oublie pas ; il ne peut se souvenir car sa vie se poursuit sans souci de la fin. Au contraire, la poésie de Camille Loivier est sensible à ce qui se termine et qui surgit à nouveau du fond de l'oubli. Aux premières pages, le désir de « rentrer dans la terre » exprime en effet autant une attirance pour « l'opacité » et la disparition, qu'une aspiration à descendre vers une époque enfouie, stratifiée, et à retrouver « tous les débuts » (p.14). Le temps géologique entre alors en écho avec le travail d'une mémoire cette fois intime. Ainsi, à propos de l'enfance : « elle s'accroche invisible à un lieu / elle ne vieillit pas / il suffit de peu de choses pour la faire revivre » (p.22). Aux débris (p.36), à la disparition des cardamines « coupées à blanc » (p.39), répondent quelques renaissances, conséquences de ce « vouloir vivre » des fleurs (p.35) dont témoigne l'ancolie qui « a poussé dans la tombe abandonnée sans pierre » (p.46). Par endroits laissé aux ronces, ailleurs entretenu, le jardin est l'intermédiaire discret entre présent et souvenirs, comme cette barque, qui « dérive doucement sans partir » (p.45), emportée par le mouvement de la rivière et retenue par l'arbre auquel elle est amarrée.
La seconde section du recueil, dès son titre (« Le jardin de ma mère »), renforce ce lien entre lieu et mémoire. Cependant, on chemine plutôt dans les méandres d'une intériorité blessée. Plusieurs motifs du jardin (l'hiver, la terre, les feuilles, les fleurs, les arbres...) sont repris, moins comme éléments extérieurs que souvenirs fragmentaires ou miroirs passagers (« je me suis recroquevillée / feuille desséchée par le temps », p.71). Car le mouvement principal de ces dernières pages est celui d'une descente en soi (« – je rentre à l'intérieur – », p.49) vers « l'émotion » qui provoque l'écriture. Or cette « émotion », si elle « déborde » les mots, ne s'origine pas dans un excès, mais dans une « absence au fond de soi », un « vide » (p.51) qui ne cesse de se creuser. Il s'agit là d'un deuil, celui de la mère, qui ne peut se faire, d'autant plus douloureux qu'il est privé de souvenirs (« elle ne voit pas son visage / ne se rappelle pas sa présence / n'a aucun souvenir / du vide », p.52). Aucun récit ne permet donc de combler cette perte. De là, sans doute, le flottement des pronoms : elle semble parfois désigner la mère ou la poète, qui, d'autre fois, s'exprime par le je, d'autres fois par le on, dans une réunion fragile de plusieurs êtres perdus. Si quelques images surviennent malgré tout de l'inconscient, elles ne retissent aucune histoire (« des souvenirs reviennent sous forme de rêves / quand ils ont été décryptés ils s'en vont / ce sont des revenants en quête de repos », p. 68).
En fin de recueil, un retour au jardin ouvre sur un apaisement, formulé cependant au conditionnel, comme une utopie : « on vivrait en compagnie des arbres / la chaleur des plantes / pour avec elles / se sentir dans l'humanité des feuilles / le silence des mots posés – désaltérés / dans la grande respiration de lumière » (p.73). Il faudrait ainsi prendre exemple sur ce végétal et son obstination à vivre, l'air de rien. 
Antoine Bertot
Camille Loivier, Cardamine, Tarabuste Éditeur, 2021, 72p., 13€  
On peut retrouver de larges extraits de ce livre dans "l'anthologie permanente" de ce jour.