Amos Oz - Michiel Hendryckx, CC BY 3.0 <https://creativecommons.org/licenses/by/3.0>, via Wikimedia Commons
Amos Oz(1939-2018) est sans doute l'un des plus grands écrivains israéliens, et Judas (publié en 2014, traduit en français en 2016 dans la collection "du monde entier" chez Gallimard) une très belle découverte littéraire, qui mêle les points de vue et les époques...
Nous sommes dans l'hiver 1959-1960 : Ben Gourion est encore au pouvoir, Jérusalem, coupée en deux, est occupée par la Jordanie, et le souvenir de la terrible guerre de 1948 encore vivant et douloureux - une guerre gagnée par Israël, mais qui n'a fait qu'ouvrir la voie à des décennies de violence et de haine dont tout le monde paie le prix...
Un jeune étudiant, Schmuel, dont les études sont quelque peu en panne et qui vient d'être quitté par sa petite amie, accepte un étrange travail : il devra, en échange d'un maigre salaire, du vivre et du couvert, converser quelques heures par jour avec un vieil invalide ; son employeuse est la bru de celui-ci : elle a perdu son mari, Micha, fils unique du vieil homme, lors des combats de 1948. Mais elle-même est la fille d'un homme qui avait voulu résister à Ben Gourion, et qui, prônant l'union avec les Arabes, a été considéré comme un traître, et est mort quasi reclus dans cette même maison où vont cohabiter tous ces personnages... Tel est le premier fil de l'intrigue : l'étrange personnalité de la logeuse, Atalia, dont Schmuel tombe plus ou moins amoureux ; les positions politiques des uns et des autres... dans une Jérusalem pluvieuse et crépusculaire, où retentissent de temps en temps des coups de feu, et où demeurent les ruines des villages arabes dévastés...
De son côté, Schmuel tente de revenir au sujet de son mémoire : Jésus dans la tradition juive, et le personnage de Judas - avec une thèse assez surprenante, et séduisante : Judas n'est absolument pas le traître décrit complaisamment par la tradition chrétienne, et encore moins la figure du "juif" telle que l'antisémitisme a pu l'inventer. Bien au contraire, ce riche commerçant, pour qui les fameux trente deniers n'auraient pas représenté grand-chose, était le seul à prendre au sérieux le discours de Jésus, le seul à croire en sa qualité de fils de Dieu : c'est pourquoi il l'a poussé à aller à Jérusalem, à subir le martyre, persuadé qu'il descendrait de sa croix et ne pouvait mourir... Les faits l'ayant démenti, ô combien cruellement, c'est lui qui s'est senti trahi, et il s'est suicidé - seul parmi tous ceux qui entouraient Jésus...
Ce roman entremêle donc les histoires, autour d'une même question : qui est le traître ? qui trahit qui ? Méritait-il l'opprobre celui qui rêvait d'unir Juifs et Arabes dans un seul projet, et avait pris au sérieux l'utopie d'un monde sans États-nations occupés à se faire la guerre ?
Le roman s'achève d'ailleurs sur un point d'interrogation : après avoir quitté Atalia et son père, Schmuel se retrouve seul, en route pour une ville nouvelle ; mais il rate son car lors d'une escale, et l'on ne saura jamais s'il restera là, ou ira plus loin jusqu'à son but ; s'il reprendra ou non ses études, et ce qu'il adviendra de lui... La dernière phrase du roman est : " Et il resta là à s'interroger". Il y a du Vladimir et Estragon dans ce personnage...