Épuration(s)

Publié le 11 mars 2021 par Jean-Emmanuel Ducoin

Quand on veut tuer l’université, on l’accuse d’«islamo-gauchisme»…

Amalgames. Ainsi donc, nos universités seraient gangrenées par toutes les tares idéologiques possibles et imaginables. Professeurs, étudiants, syndicats, tous dans le même sac ! Depuis que la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Frédérique Vidal, a réitéré sa volonté d’une enquête sur «les radicalités», «les études postcoloniales», «l’intersectionnalité» ou encore «l’islamo-gauchisme», nous assistons à un déchaînement politico-médiatique d’autant plus ahurissant qu’il s’abat aveuglément en toute globalité, sans distance ni réflexion, procédant à des amalgames sectaires et grossiers, sans fondement historique, dans le simple but de nuire et de fermer toute possibilité de débat. Mais que se passe-t-il dans ce pays pour que ce «procès» en «islamo-gauchisme» atteigne le monde universitaire, après avoir frappé une partie de la gauche ? Si l’expression même n’a rien d’innovant par son caractère définitivement excluant, elle gagne en visibilité depuis qu’un certain Manuel Valls l’a utilisée. Partant du principe que le supposé islamo-gauchisme «gangrène l’université et toute la société», l’ineffable madame Vidal a ainsi demandé au CNRS de dresser «un bilan de l’ensemble des recherches» qui se déroulent en France, pour distinguer ce qui relève de la recherche académique de ce qui relève du militantisme. Les mots sont choisis, au risque de susciter l’incompréhension de nombreux Marcheurs, le courroux des universitaires, sans parler du recadrage du CNRS lui-même, puisque le Centre national de la recherche scientifique décida finalement de condamner ce qu’il appelait une «instrumentalisation de la science» et «les tentatives de délégitimation de différents champs de la recherche», avant d’asséner le coup de grâce : «L’islamo-gauchisme, slogan politique utilisé dans le débat public, ne correspond à aucune réalité scientifique.»

Conflit. Fin de partie ? Pas du tout. La polémique gronde, enfle tant et tant que l’«ennemi intérieur» est désigné à longueur d’antenne : l’université. Effarant moment, celui qui consiste à lancer dans ces lieux du savoir une campagne d’épuration en ramassant «dans un caniveau idéologique une épithète aux sinistres résonances, comme l’écrivait cette semaine dans Libération le philosophe Étienne Balibar. On peut se désoler – c’est mon cas – de voir les porte-parole de la “qualité de la science française’’ vouloir interdire à nos étudiants de participer à de grands courants internationaux d’innovation et de pensée critique, censés attenter aux valeurs républicaines, nous enfermant ainsi dans le provincialisme et le chauvinisme». Celui-ci ajoute : «Le conflit fait partie des lieux du savoir. Quel rapport y a-t-il, dans le champ desdites sciences humaines et sociales, entre la nécessité de prendre parti et celle du savoir pour le savoir – le seul qui mérite ce nom en vérité ?» Étienne Balibar, à contre-courant, se veut formel : l’université doit, plus que par le passé encore (malgré une riche histoire depuis Mai 68), «ouvrir ses portes et ses oreilles à l’extérieur de la société ou, mieux, de la cité », assumant ainsi des sujets « irréductiblement conflictuels», puisque ces conflits existent et devraient nourrir les idées jusque dans les «enceintes réservées aux discours», là où, précise-t-il, «l’idéologie est toujours déjà dans la place sous une forme plus ou moins “dominante’’». Le philosophe démontre ainsi à quel point le savoir parvient au concept non pas en se protégeant de la conflictualité, mais en l’aiguisant, en l’intensifiant autour de grandes alternatives «ontologiques». Et il prévient, par ces mots : «L’histoire de la vérité n’est pas dans la synthèse, même provisoire, mais dans l’ascension polémique, vers les points d’hérésie de la théorie.» Islamo-gauchisme, militantisme, pourquoi pas communisme et marxisme : pour noyer son chien, on l’accuse de tous les maux. La caste supérieure prépare-t-elle la liquidation des départements de sciences sociales, et bien au-delà ?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 12 mars 2021.]