Tel la conjecture de Fermat pour les amateurs de mathématiques, Les Epoux Arnolfini est un monstre sacré auquel se sont frottés un jour ou l’autre beaucoup d’amateurs d’art, y compris les professionnels. Au point que l’ensemble des interprétations est devenu aujourd’hui presque plus intéressant que le tableau.
Les époux Arnolfini
Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres
A une époque où les derniers articles sur la question comportent plus de notes que de texte, est-il encore possible d’apporter sa pierre à l’édifice sans déplacer des montagnes ? Le principal but de cet article est de fournir un point d’entrée simple à ceux qui voudront se faire une idée par eux-mêmes : les articles principaux sont désormais presque tous accessibles sur internet, et ils valent la visite : petits bijoux d’intelligence, d’érudition, et parfois de mauvaise foi.
Un autre objectif est d’attirer l’attention sur quelques points qui n’ont pas été vus, ou pas suffisamment exploités.
Enfin, pour ne pas échapper à la tradition, je rajouterai tout de même ma propre interprétation à la pile
1 Dans le maquis des interprétations
Chronologie simplifiée
On voit sur la gauche l’hypothèse la plus ancienne, celle selon laquelle le tableau représente Van Eyck et son épouse. Largement minoritaire depuis l’article retentissant de Panofsky, elle a néanmoins la vie dure.
A droite s’épanouit la grande école des « arnolfiniens ». A partir du titre du tableau relevé dans un inventaire de 1516, « Arnoult le Fin », on en a déduit que le couple appartenait à la famille des Arnolfini, riches marchands drapiers italiens établis dans les Flandres. La question étant de trouver lesquels.
Entre 1934 et 1997, tous les chercheurs ont suivi l’autorité de Panofsky, qui identifiait le couple comme appartenant à la branche Arrigo : Giovanni d’Arrigo Arnolfini et Giovanna Cenami. Les interprètes se sont alors différenciés par des raffinements sur la cérémonie représentée : mariage per fidem [B2] , morganatique [B3], fiançailles [B6], voir même « morgengave » pour le petit dernier [B10] (il s’agit d’un don personnel fait par le mari à l’épouse le lendemain des noces). La difficulté étant que la scène représentée ne cadre jamais complètement avec ce que l’on sait des coutumes de l’époque.
Une première épine
Une question très épineuse est le fait que l’homme donne sa main gauche à la femme. Pierre-Michel Bertrand s’est amusé à recenser les justifications proposées :
- pour la symétrie du tableau, il fallait bien qu’un des époux donne sa main gauche (Panofski, 1934 [B2])
- pour condenser les deux gestes rituels en un seul instant, il fallait que l’homme donne sa main gauche (Panofski, 1953 [B2]))
- on voit ce geste sur certaines pierres tombales de couples en Angleterre (Panofski, 1953, en note [B2]))
- l’homme lève la main droite en signe de prise de parole, juste avant de la baisser pour prendre celle de son épouse (Helen Rosenau, 1942)
- le mariage était une union illégale (Jean Lejeune, 1955)
- le mariage était un mariage morganatique, « de la main gauche », contracté entre des personnes de statut social différent (Shabacker, 1972, [B3])
- il s’agit du geste italien de l’impalmito, une sorte de « tope-là » [B3a]
Une deuxième épine
En 1993, Margaret Carroll [B11] a fait remarquer que la coiffe blanche à cornes, la huve, était portée par des femmes mariées : dans les quelques images de mariage de cette époque, le jeune mariée se présente les cheveux dénoués, avec éventuellement une couronne florale. Ceci aurait dû stopper net les théories sur les fiançailles ou le mariage, mais elles ont continué quelque temps sur leur lancée.
L’épine fatale
Le vrai bouleversement copernicien est intervenu en 1997, quand Jacques Paviot a trouvé dans un document la date du mariage, qu’on ignorait jusqu’alors : 1447, exit les Arrigo.
L’échappatoire
Une solution de secours a été trouvée peu après dans une branche collatérale, en la personne de Giovanni di Nicolao Arnolfini et de son épouse Costanza Trenta.
Une nouvelle impasse
Malheureusement, on s’aperçut rapidement que la malheureuse était morte en 1433 (et probablement bien avant).
La situation actuelle
Deux issues de plus en plus étroites ont alors été proposées :
- pour Campbell [B8], Giovanni di Nicolao a pu avoir une seconde épouse, et le tableau serait un portrait ordinaire, sans événement particulier ;
- pour Koster [B9] , le tableau est au contraire bien plus extraordinaire qu’on ne le pensait : il serait l’hommage funèbre de Giovanni di Nicolao à son épouse décédée, et la femme que nous voyons est en fait une morte.
Considérées avec le recul, ces impasses et retournements ressemblent à des tentatives désespérées pour sauver un édifice bâti sur du sable, mais qui remplit les bibliothèques. Ils rendent néanmoins hommage à une masse considérable d’érudition et de recherches dans des archives ingrates, qui ont fait beaucoup progresser les connaissances sur le XVème et ses moeurs.
En aparté : le point sur le hicLe paraphe « Johannes de Eyck fuit hic 1434 », qui ne ressemble à rien de connu, a fait l’objet d’une bataille d’érudition savoureuse, chaque camp traitant l’autre de piètre latiniste (voir le récit de P-M.Bertrand, [B13] p 15 et ss).
Les Eyckiens : « Jan Van Eyck fut celui-ci en 1434″
Voici les arguments d’un partisan convaincu de l’autoportrait, Louis Dimier en 1932 [B12b] :
« Il y a inversion du sujet, qui est hic, afin de mettre en avant le nom, qui en est l’objet principal. Le verbe et au prétérit, comme s’adressant à ceux qui plus tard regarderont le tableau. c’est le même style que dans les épitaphes« .
Les Arnolfiniens : « Jean Van Eyck fut ici en 1434″
Panofski, en 1934 [B2], interprète la formule dans un sens contractuel ( « Jan Van Eyck fut ici-présent »), ce qui crée d’emblée une contradiction avec le manque de précision de la date (« en 1434 »). Panofski réfute la traduction de Dimier en s’appuyant sur des notes de Jirmounsky [B2b], lequel finit par admettre que les deux lectures sont peut être possibles grammaticalement, mais que l’idée d’une épitaphe destinée à la postérité est aberrante.
Le style « épitaphe » ?
« Hic jacet Balduinus, Comes hannoniensis…
Hic fuit filis comitis Balduini » [0]
Ci-git Baudoin, comte du Hainaut…
Celui-ci fut le fils du comte Baudoin ».
On voit dans cette épitaphe du XIème siècle le mot « hic » employé dans ses deux sens (adverbe de lieu et démonstratif), mais toujours en tête de phrase. Si Van Eyck avait voulu évoquer une épitaphe, il aurait écrit « Hic fuit Johannes de Eyck ».
Le style « jeu de mots » (SCOOP !)
Une raison toute simple de mettre le « hic » à la fin n’a pas été remarquée : c’est celle de produire, à l’oreille, un effet d’assonance :
Johannes de Eyck
fuit hic
Il faut aussi noter que les deux parties de la formule, ainsi découpée, se répartissent dans les deux moitiés du tableau, et sont donc à inclure parmi les symétries d’ensemble.
P-M. Bertrand a raison de souligner le « caractère amphibologique », volontairement ambigu, de la formule. C’est pourquoi il est vain, à mon avis, d’essayer d’en tirer argument en faveur d’une thèse ou d’une autre. C’est après avoir compris le tableau que nous finirons par comprendre le sens de la formule, et non l’inverse.
La bataille du symbolisme déguisé
Panofsky avait fait du tableau le cheval de bataille pour sa théorie du « symbolisme déguisé », propension des Primitifs flamands à utiliser les objets de la vie quotidienne comme vocabulaire d’un discours sur le Sacré.
Après une phase d’admiration et de sidération, la génération suivante n’a eu de cesse de déboulonner le commandeur, et tout une catégorie d’articles s’attachent à prouver que le tableau ne dit pas plus que ce qu’il montre (Bedaux [B4], Campbel [B8]).
Mon parti-pris de départ
Pour éviter de faire perdre du temps à certains lecteurs, précisons d’emblée que je me classe dans une catégorie peu fréquentée : celle des Eykiens hyper symbolistes.
Pour éviter les redites, je ne reprendrai pas les arguments habituels contre la thèse de l’autoportrait : Pierre-Michel Bertrand [B13] les a réfutés point par point, et je me place dans la continuité de sa thèse, à savoir que le tableau a tout à voir avec la naissance, en 1434, du premier enfant des Van Eyck.
2 Une oeuvre autoportante ?
La première question à se poser, face à un tableau qui résiste depuis si longtemps aux exégèses, est celui de sa complétude : ne nous manquerait-il pas une pièce indispensable ?
2.1 Un cadre ovidien ?
Plusieurs tableaux de Van Eyck s’expliquent par l’inscription sur le cadre, conçue par le peintre lui-même (voir La Vierge dans une église : ce que l’on voit (1 / 2)).
En 1599, le voyageur allemand Jacob Cuelvis, visitant l’Alcázar royal de Madrid, y voit le tableau qu’il décrit ainsi :
« Une image qui représente un homme et une jeune femme unissant leurs mains comme s’ils étaient en train de se faire une promesse de mariage. Il y a beaucoup de choses écrites et aussi ceci : « Promittas facito, quid enim promittere laedit ? Pollicitis dives quilibet esse potest »
La citation provient de L’Art d’aimer d’Ovide (vers 443 et 444) :
« Promettez, promettez, cela ne coûte rien ; tout le monde est riche en promesses. »
L’inventaire de 1700 précise que l’inscription se trouvait sur le cadre, et l’interprète dans un sens satirique :
« Une peinture sur bois avec deux portes qui se ferment, un cadre en bois doré et des vers d’Ovide inscrits sur le cadre de la peinture, qui montre une femme allemande enceinte, vêtue de vert, serrant la main d’un jeune homme ; ils semblent se marier de nuit, et les vers déclarent qu’ils se trompent l’un l’autre et les portes sont peintes en faux marbre ».
La plupart des historiens d’art pensent que le cadre a été rajouté au XVIème siècle, à un moment ou le tableau n’était plus compris. Quelques-uns (Harbison [B5] , Koster [B9] , Colenbrander [B10]) ont tenté d’intégrer les vers d’Ovide à leur interprétation, sans trouver de point d’accroche bien convaincant.
Les détails qui ont pu jouer en faveur de l’interprétation grivoise sont peu nombreux :
- la présence de la figurine démoniaque, qui semble mettre en doute le geste des mains données ;
- le fait que la femme paraisse enceinte ;
- dans le reflet :
- les mains qui se disjoignent, au moment où des tiers apparaissent ;
- l’absence du chien (symbole de fidélité ou de sexualité).
Jean-Philippe Postel ([B19], p 35) et François Bénard [1] ont poussé aux limites cette lecture, supposant qu’« Hernoult le Fin » signifierait « le fin cocu » : l’homme au chapeau serait-il un jeune naïf promettant le mariage à une fille enceinte, un amant, un mari dont le chapeau masque les cornes ?
Une possibilité serait qu’il soit l’amant, le reflet montrant le futur immédiat : lorsque le mari passe le pas de la porte, les promesses s’arrêtent et l’excitation (le chien) disparaît.
Mais quelque histoire qu’on imagine, on se heurte au manque criant de ce type d’indices explicites que les hollandais multiplieront dans les scènes de genre : nous sommes ici deux siècles plus tôt, et l’idée même de scène de genre n’existe pas encore.
D’ailleurs, comment concilier l’ambiance digne et solennelle, le miroir orné de scènes de la Passion, avec une histoire de fesses, qui plus est cautionnée par le paraphe glorieux de Van Eyck en plein milieu ?
Le plus probable est que le sobriquet d’Hernoult le Fin donné au tableau 80 ans après sa réalisation, et le cadre avec les vers d’Ovide, aient la même origine : une mésinterprétation postérieure.
2.2 Un pendant possible ?
Une piste plus sérieuse est offerte par ce tableau disparu, dont les ressemblance avec les Epoux sont nombreuses. Je vous laisser les rechercher (la solution est là [2] ).
Une autre ressemblance possible concerne les deux accessoires de propreté : le peigne (posé à côté de la cuvette) et la brosse (accrochée à la cathèdre).
La seule chercheuse à avoir exploré la piste d’une paire est Linda Seidel [B12a]. Pour elle, les deux tableaux auraient été commandés à Van Eyck dans le cadre des tractations en vue du mariage de Giovanni d’Arrigo avec Giovanna Cenami. Ainsi :
- le double portait est un don du duc Philippe le Bon au père de la mariée, pour garantir la promesse de mariage ;
- le portrait nu était destinée au futur époux, afin qu’il puisse examiner sa femme telle qu’elle serait lorsqu’elle aurait atteint l’âge de se marier.
L’inconvénient de ce beau scénario est la présence de la même femme à la coiffe en cornes : elle ne peut être d’un côté une « servante » et de l’autre la mariée.
On sait par une description de Facius que Van Eyck avait réalisé un autre tableau d’une femme nue dont le dos, ainsi que de nombreux autres détails se reflétait dans un miroir (voir XXX). Nous sommes donc en présence, non pas d’un pendant opposant un miroir profane et un miroir sacré, mais d’une série explorant le thème moderne et affriolant du miroir. Notre vision du miroir des Arnolfini comme exceptionnel est donc faussée par la disparition presque totale des oeuvres de cette veine érotique, dans laquelle van Eyck excellait dans les années 1434.
Les analogies entre les deux oeuvres ont un explication toute simple : comme plus tard Vermeer, Van Eyck réutilisait les types de composition qu’il avait déjà mises au point, les objets qu’il avait l’habitude de peindre, et les modèles qu’il avait sous la main : c’est probablement, comme le prétend la tradition, sa propre épouse qui a posé pour les deux femmes à la coiffe, et peut-être aussi pour la femme nue.
Il reste que la Femme à sa toilette est tout aussi énigmatique que les Epoux. On ne connaît pas la raison des gestes parallèles des deux femmes, l’une essorant une éponge dans la cuvette tandis que l’autre semble presser une orange dans une fiole. Le miroir donnait-il à ces gestes une autre signification ? Ou permettait-il de voir, sur sa tranche, un voyeur ou un visiteur, celui qui a laissé ses socques sur le sol ?
Retenons deux détails qui nous serviront pour la suite :
- dans la scène érotique, la courtine du lit tombe droit, alors qu’elle est roulée en boule dans la scène maritale ;
- la chaise pliante, pour les visiteurs, est également présente dans le reflet, entre le coffre et la porte.
2.3 Le Roman de la Rose
Dans un ouvrage récent [B14a] , Marco Paoli est parti de l’idée que le miroir et le lustre pourraient évoquer deux éléments de ce poème, très apprécié à la cour de Bourgogne :
- la Fontaine de l’Amour (décrite comme un cristal merveilleux dans lequel on peut voir toutes choses) ;
- le Château de Jalousie (à cause du moyeu du lustre, en forme de tour crénelée).
A la suite d’Harbison [B5], il relève les sous-entendus amoureux de l’image, et en tire une conclusion tranchée :
« Le tableau a pour propos d’évoquer, avec le Roman de la Rose en arrière-plan épique, le moment du premier acte sexuel entre les jeunes mariés Jan et Margaretha. Le peintre n’a pas voulu être trop explicite, et les références à l’intrigue sous-jacente du poème, et au thème érotique, sont déguisées dans les objets ordinaires placés à l’intérieur de la pièce. La coexistence de métaphores érotiques et de symboles chrétiens (le chapelet, les scènes de la Passion) témoigne de la volonté de concilier la force naturelle de l’amour charnel avec les fondements du mariage catholique… En fait le tableau combine trois étapes de l’histoire de ce mariage : la conception, la grossesse, la naissance (et le baptême) de l’enfant. »
Marco Paoli ne craint pas de voir dans la bougie allumée du lustre l »‘ardant cirge » symbolisant la passion amoureuse…
…et décèle dans les chaussures une position suggestive (je l’ai volontairement exagérée dans l’image).
La chasse aux allusions sexuelles est un sport qui marche à tous les coups, et les références au Roman de la Rose restent fragiles. Je montrerai plus loin qu’il n’y a pas besoin de faire appel à ce texte pour retrouver, par des arguments internes à la composition, certaines des intuitions de Marco Paoli.
Ayant éliminé les trois pistes externes, il ne nous reste plus qu’à compter sur la logique interne de la composition. Mais auparavant, il nous faut explorer d’un peu plus près la pièce et ses détails.
3 Comprendre le lieu
Le fait que Van Eyck n’utilise pas une perspective à point de fuite unique empêche une reconstitution exacte de la pièce. Moyennant quelques hypothèses raisonnables [1a], il est néanmoins possible de s’en faire une représentation assez précise.
Une reconstitution réaliste
Cette image fait comprendre trois points importants :
- le lustre n’est pas suspendu à la poutre médiane, mais au niveau de la seconde fenêtre, au centre de la zone meublée ;
- la pièce n’est pas symétrique, mais plus large à droite pour pouvoir caser le lit ;
- le meuble avec un coussin rouge est un banc dont on ne voit qu’une partie (on distingue à gauche l’amorce du second coussin).
Un point de vue trompeur
Le point de vue choisi par Van Eyck produit trois illusions :
- le lustre semble suspendu à l’aplomb du croisement bien marqué entre quatre planches, alors qu’il se trouve en arrière ;
- le pièce paraît symétrique ;
- la portion de banc que l’on voit évoque un prie-Dieu, impression renforcée par les deux mules rouges.
Annonciation
Rogier van der Weyden, Musée des Beaux Arts, Anvers
Bien que la plupart de ces bancs soient à trois places, on en voit aussi à deux places : celui-ci, comme l’a noté Jacques Paviot [B1], fait bien office de prie-Dieu.
Questions d’encombrement
Cette reconstitution montre que la courtine qui masque à demi la cathèdre n’est pas plaquée contre le lit, mais s’en écarte assez largement. Cette anomalie est d’autant plus étrange qu’elle rend la cathèdre inutilisable. La raison en est sans doute que, comme le montre la réflectographie à infrarouges [B7] , la cathèdre n’était pas prévue au départ : ayant déjà peint le lit, Van Eyck s’est contenté de la caser comme il a pu.
Pour autant, ceci n’explique pas l’écart entre la courtine et le lit, peu compréhensible du point de vue de l’époque, à savoir les économies d’énergie.
« Comment Nature se monstre a l’acteur du livre ryme. et ensaigne que on ne doit pas prendre parolles a la lettre du tout ains convient faindre aulcunnesfois pour pluiseurs causes »
Je n’ai trouvé que ce seul exemple de courtine excédant largement la taille du sommier, justifiée par la présence d’une large estrade. Cette estrade, qui servait à isoler le lit du froid, existe aussi chez Van Eyck (on la devine sous le tissu) mais elle reste dans le périmètre du couvre-lit.
Les deux raisons que je vois à ce décalage anormal ne sont pas pratiques, mais purement graphiques :
- accentuer l’effet de symétrie de la pièce (on compte ainsi presque le même nombre de poutres de part et d’autre du lustre)
- faire entrer dans le champ de vision le noeud du rideau, qui doit avoir son importance.
On constate par ailleurs que le lustre est accroché assez bas, à frôler le chapeau de l’homme.
Van Eyck ne semble pas particulièrement gêné par ces problèmes spatiaux. Comme le note Margaret Koster [B9] :
« Les écarts d’échelle entre le lustre, le miroir et même les personnages, par rapport à l’espace qu’ils habitent (les erreurs de cet artiste semblent inconcevables), ainsi que l’absence de cheminée, rendent impossible de voir l’image comme celle d’une pièce qui a réellement existé. C’était la pratique typique de Jan van Eyck : construire des espaces qui – bien que tout à fait crédibles – sont en fait imaginaires. »
Les volets intérieurs (SCOOP !)
Bien qu’imaginaire, la pièce obéit néanmoins aux standards de l’époque, comme l’illustre un détail passé inaperçu :
Rogier van der Weyden, Musée des Beaux Arts, Anvers
Van der Weyden, vers 1434, Louvre
- chez Van der Weyden, le rabat qui se replie dans l’épaisseur du mur est tantôt scindé, tantôt d’une seule pièce (ce qui nécessite alors de fermer la totalité du rabat avant de fermer un des volets) ; mais les volets haut et bas peuvent néanmoins se fermer indépendamment (ils ont chacun leur crochet) ;
- chez Van Eyck, le rabat n’est pas scindé (ce qui est d’ailleurs le cas le plus fréquent dans les images d’époque) mais, comme l’a noté Campbell [B8], les volets centraux se replient par dessus les volets haut et bas, de sorte qu’un unique crochet permet de verrouiller l’ensemble.
Cette différence, qui nous semble minime mais qui ne devait pas passer inaperçue aux yeux des contemporains, fournit une indication intéressante :
- les volets indépendants, à la Van der Weyden, ont tout leur intérêt dans une pièce située au rez-de-chaussée (on peut fermer les volets du bas pour l’intimité, et laisser ceux du haut ouverts pour la lumière) ;
- les volets à système de fermeture unique sont plus pratiques pour une pièce située à l’étage.
Ceci confirme d’une nouvelle manière la conclusion que suggérait déjà la présence du garde-corps : la chambre des Epoux est située à l’étage.
Le lustre ajustable
Van der Weyden, vers 1434, Louvre
La comparaison entre le lustre de Van Eyck (à six bras) et celui de Van der Weyden (bien plus facile à dessiner, avec seulement quatre bras) met en valeur l’extraordinaire précision, quasiment photographique, du premier.
Le lustre de Van Eyck est orné de symboles christiques : une grande croix ouvragée sur chaque bras, six trous cruciformes dans le moyeu. A l’inverse, celui de Van der Weyden est décoré de manière profane (lion, blasons suspendus), ce qui est normal puisque lors de l’Annonciation le Christ n’est pas encore présent.
On remarque, à la limite du panneau de Van Eyck, deux cordes de suspension que Van der Weyden montre en totalité : il s’agissait d’un mécanisme permettant de faire descendre le lustre pour le recharger en bougies, en agrippant avec un crochet l’anneau du bas (tenu chez Van Eyck par la gueule d’un lion).
Les deux artistes ont placé à gauche une bougie, allumée pour l’un et éteinte pour l’autre. On remarque chez Van Eyck une seconde bougie, complètement consumée : Margaret Koster l’utilise à l’appui de son hypothèse selon laquelle la femme en dessous est morte.
Campbell ([B8] p 187) a signalé en bas à droite la possibilité d’une troisième bougie, presque complètement masquée par la croix : type de micro-détail sur lequel il est acrobatique d’échafauder ([B19], p 106).
La poutre centrale
attribué à Loyset Liedet, avant 1472, Histoire de Charles Martel, Bibliothèque royale, ms. 8, fol. 7, Bruxelles,
Outre la poutre centrale et le lustre, Loyset Liedet a recopié le miroir, le chapelet et la brosse. En à la place du paraphe de Van Eyck, il a écrit sur le mur la devise des ducs de Bourgogne :
Je l’ai emprins (entrepris) / Bien en aveigne (que cela me soit agréable)
Elle s’applique probablement, en l’espèce, à la réalisation de l’Histoire de Charles Martel, oeuvre monumentale et de prestige, entreprise par Philippe le Bon et poursuivie par son fils Charles le Téméraire.
Van der Weyden (attribution), vers 1434, Louvre
Van der Weyden accroche lui-aussi son lustre à la poutre médiane, ce qui est parfaitement logique : on pouvait ainsi plaquer sur le flanc de la poutre le mécanisme contenant les poulies.
Vierge à l’Enfant dans un intérieur
Petrus Christus (attribution), 1460-1467, Atkins Museum, Kansas City
Dans cette pièce dont le mobilier doit beaucoup aux Epoux, Petrus Christus nous montre ce mécanisme encastré cette fois sous la poutre centrale.
En aparté : quelques modèles de lit à courtines (SCOOP !)Ceci confirme la position anormale du lustre de Van Eyck, qui n’éclaire qu’une moitié de la pièce (pas de second lustre dans le reflet).
L’Annonciation du Louvre détaille à plaisir, à côté du lustre, le mécanisme de suspension du lit. La disposition des fils se révèle tout à fait logique :
- les deux fils en triangle au milieu, et les trois fils en oblique, sur les angles, soutiennent le ciel de lit, créant des plis de tension dans leur prolongement ;
- à gauche un fil longitudinal traverse le rabat du ciel de lit par un petit trou : on voit qu’à l’intérieur, il sert à soutenir par des anneaux la courtine de gauche ;
- ce fil n’a pas de correspondant sur la droite, ce qui est logique : car côté mur, le lit n’a pas de raison de s’ouvrir ;.
- enfin, un fil transversal tendu entre deux pitons traverse toute la pièce, de la cheminée à la fenêtre : il soutient par des anneaux, les deux demi-courtines frontales.
Ce lit peint par Memling, d’après un dessin de son maître Van der Weyden, est exactement du même modèle.
La naissance de Saint Jean Baptiste
Main G, 1422-24, Heures de Turin-Milan, fol. 93v, Turin
L’image du manuscrit de Turin est généralement daté des années 1422-24 et attribuée à une main G qui pourrait être le jeune Van Eyck, mais aussi bien l’attribution que la date ont été récemment contestées ( [3], [4]).
Quoi qu’il en soit, pour ce qui nous intéresse ici, le lit « eyckien » des Heures de Milan-Turin est assez différent du modèle à la Van der Weyden. S’il s’en rapproche par les attaches externes à trois points, il en diffère néanmoins par les anneaux internes, qui ne coulissent pas sur des fils, mais sur des tringles rigides. Il est probable, vu la cherté du métal, qu’elles étaient réalisées en bois.
On voit au dessus du coin droit, le fil montant verticalement qui supporte ces tringles (celui du coin gauche a été oublié). Les liens en biais ne servent pas à soutenir les courtines, mais seulement à maintenir en tension le ciel de lit.
Annonciation de Petrus Christus (détail)
Dans l’image de droite, j’ai complété par symétrie les parties marquantes de la menuiserie et déterminé l’emplacement des poutres. On constate :
- que la cathèdre n’est pas un meuble séparé, mais un prolongement de la tête du lit :
- que seule la statue de gauche est calée à l’aplomb d’une poutre : la menuiserie n’est donc probablement pas une sorte de lambris assujetti au mur, mais un meuble (le rideau vert passe d’ailleurs derrière).
Les suspensions sont escamotées par la poutre médiane, mais l’absence des fils en oblique (et des plis correspondant) suppose l’existence d’un cadre rigide tendant le ciel de l’intérieur et supportant les tringles des rideaux. Ce cadre devait être porté à l’arrière par des poteaux d’angle assujettis à la menuiserie, et suspendu à l’avant par des fils verticaux partant du plafond : système mixte qui concilie la stabilité des poteaux et l’avantage de pouvoir dégager, en les nouant, les deux pans encombrants, ceux de l’avant.
C’est ce type particulier de courtines, mi fixées mi suspendues, que nous montre cette Annonciation bien postérieure (noter par ailleurs un nouvel exemple de banc à deux places)..
Dans ce lit italien, sans ciel, un seul crochet métallique suspendu au plafond assure le croisement des tringles.
Ceci répond à deux questions qu’aucun commentateur ne s’est posées concernant le lit des Epoux :
- comment tient le ciel de lit , en l’absence de tout fil de suspension à l’arrière ?
- à quoi sert la bande de tissu à franges, en haut de la paroi arrière ?
La réponse est que cette paroi ne s’ouvre pas et que la bande retombante est là pour masquer le cadre de suspension. Les courtines latérales et frontales doivent comme d’habitude coulisser sur des tringles.
Ce petit mystère résolu pourrait sembler anecdotique, mais il trouvera plus loin son importance : retenons que les courtines sont posées, à l’arrière, sur une armature en bois.
Article suivant : 2 Les époux dits Arnolfini 2 / 2
Bibliographie
Le coup de tonnerre
- [B1] Jacques Paviot, Le double portrait Arnolfini de Jan van Eyck’, Revue belge d’archéologie et d’histoire de l’art, volume 66, pages 19–33, 1997 https://www.acad.be/sites/default/files/downloads/revue_tijdschrift_1997_vol_66.pdf
Les premiers Arnolfiniens
- [B2] Panofsky, Erwin, « Jan van Eyck’s Arnolfini Portrait« , The Burlington Magazine for Connoisseurs, volume 64, issue 372, pages 117–119 + 122–127, March 1934 https://www.jstor.org/stable/865802
- [B2a] Panofsky, Erwin, Early Netherlandish Painting, its Origins and Character (Volume 1), Cambridge: Harvard University Press, 1953 https://archive.org/details/earlynetherlandi01pano
- [B2b] Jirmounsky, » Gazette des Beaux-Arts, » LXXIV, juin 1932, p. 423 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6111949c/f502.item
Jirmounsky, » Gazette des Beaux-Arts, » LXXIV, 1932, décembre 1932, p. 317 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6101706n/f331.image.r=eyck - [B3] Peter H. Schabacker, « De matrimonio ad morganaticam contracto : Jan Van Eyck’s Arnolfini Portrait reconsidered », Art Quaterly XXXV, 4, p. 375-398
- [B3a] Anna Eörsi, Giovanni Arnolfini’s Impalmamento Oud Holland, 110/1996, 113-116. https://www.jstor.org/stable/42711540
Les Arnolfiniens anti-Panofskiens
- [B4] Jan Baptist Bedaux, « The reality of symbols: the question of disguised symbolism in Jan van Eyck’s Arnolfini portrait », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, volume 16, issue 1, pages 5–28, 1986, https://www.jstor.org/stable/3780611
- [B5] Harbison, Craig, « Sexuality and social standing in Jan van Eyck’s Arnolfini double portrait », Renaissance Quarterly, volume 43, issue 2, pages 249–291, Summer 1990, https://www.jstor.org/pss/2862365
- [B6] Edwin Hall, The Arnolfini Betrothal: Medieval Marriage and the Enigma of Van Eyck’s Double Portrait, Berkeley: University of California Press, 1994 http://ark.cdlib.org/ark:/13030/ft1d5nb0d9/
- [B7] Lorne Campbell, Rachel Billinge , The Infra-red Reflectograms of Jan van Eyck’s Portrait of Giovanni (?) Arnolfini and his Wife Giovanna Cenami(?), National Gallery Technical Bulletin Volume 16, 1995 http://blog.decintivillalon.com/the-arnolfini-portrait-jan-van-eyck/
- [B8] Lorne Campbell, The Fifteenth Century Netherlandish Paintings, London: National Gallery, 1998, https://doku.pub/documents/arnolfini-double-portrait-by-lorne-campbell-d0nxwwdzgylz#google_vignette
- [B9] Margaret L. Koster, « The Arnolfini double portrait: a simple solution », Apollo, volume 158, issue 499, pages 3–14, September 2003 http://www.thefreelibrary.com/The+Arnolfini+double+portrait%3A+a+simple+solution.-a0109131988
- [B10] Herman Th. Colenbrander, « ‘In promises anyone can be rich!’ Jan van Eyck’s Arnolfini double portrait: a ‘Morgengave' », Zeitschrift für Kunstgeschichte, volume 68, issue 3, pages 413–424, 2005 https://www.jstor.org/stable/20474305
Les études de genre
- [B11] Margaret D.Carroll, « In the name of God and profit: Jan van Eyck’s Arnolfini portrait », Representations, volume 44, pages 96–132, Autumn 1993 https://www.jstor.org/stable/2928641
- [B12] Linda Seidel, « ‘Jan van Eyck’s Portrait’: business as usual? », Critical Inquiry, volume 16, issue 1, pages 54–86, Autumn 1989, https://www.jstor.org/stable/1343626
- [B12a] Linda Seidel, « Jan van Eyck’s Arnolfini portrait: stories of an icon », 1993
Revue par Gibson, W. S, dans Speculum; a Journal of Mediaeval Studies, 04/1995, https://www.jstor.org/stable/2864948
Les Eckiens
- [B12b] Louis Dimier, « Le portrait méconnu de Van Eyck », Revue de l’Art Ancien et Moderne, 1932, p 187 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k432566z/f190.item
- [B13] Pierre-Michel Bertrand , « Le portrait de Van Eyck : l’énigme du tableau de Londres », Hermann, 1997
Résumé en vidéo : l’Art en bouteille, Les Epoux Arnolfini, énigme résolue https://www.youtube.com/watch?v=PlIVwmmfpgE - [B14] Catherine Jordy, Le respect de l’interprétation. Une mise en abyme du miroir, Le Portique, 11 | 2003, https://docplayer.fr/59502634-Le-respect-de-l-interpretation.html
- [B14a] Marco Paoli, Jan Van Eyck’s Stolen Identity: The intrusion of the Arnolfini family in the London Double Portrait, 2010
- [B15] Tarcisio LANCIONI « Jan Van Eyck et les Époux Arnolfini, ou les aventures de la pertinence » Actes sémiotiques N° 116 | 2013 https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1328
Synthèse des interprétations
- [B16] « Early Netherlandish Paintings: Rediscovery, Reception, and Research », publié par Bernhard Ridderbos, Anne van Buren, Henk Th. van Veen, Henk Van Veen, p 59 et ss
https://books.google.fr/books?id=P1Kmpi4bOygC&printsec=frontcover#v=onepage&q=arnolfini%20&f=false - [B17] Quarante pages de présentation minutieuse, intéressante et très orthodoxe des interprétations arnolfiniennes successives ; les partisans de l’autoportrait sont exécutés en un seule note (29), et l’étude de P.M Bertrand en en seul mot (« aberrante »).
Eric BOUSMAR, Le double portrait présumé des époux Arnolfini (van Eyck, 1434). D’un mariage à l’italienne aux réseaux de la cour ?, Publications du Centre Européen d’Etudes Bourguignonnes 01/2009, Numéro 49 https://www-brepolsonline-net.ezproxy.inha.fr:2443/doi/epdf/10.1484/J.PCEEB.1.100467
Les inclassables
- [B18] Kepinski, Z. ‘Arnolfini Couple’ or John and Margaret van Eyck as ‘David and Bathsheba.‘, Rocznik Historii Sztuki 10 (1974): 119-164. https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/rhs1974/0143/scroll
Il s’agit du couple Van Eyck dans le rôle de David et Bethsabée lors de leur seconde rencontre, illustrant le passage suivant :
« David consola Bethsabée, sa femme; il s’approcha d’elle et coucha avec elle, et elle enfanta un fils, qu’il appela Salomon » Samuel II, 12, 24
Le nombre de générations entre David et le Christ, séparées par l’exil à Babyone, explique le nombre de perles du chapelet (15 + 12, les deux grosses ne comptant pas). - [B19] Jean-Philippe Postel, l’Affaire Arnolfini, 2016 :
Il s’agit,de Van Eyck lors de la naissance de son premier enfant, mais la femme est une première épouse qui serait morte en couches et lui serait apparu sous forme de fantôme (si j’ai bien compris la page 130). - [B20] Bernard Gallagher https://www.arnolfinimystery.com/who-where-when-why
(Il s’agit de Philippe le Bon et de sa troisième femme, Isabelle du Portugal)
https://ris.utwente.nl/ws/portalfiles/portal/5303302/Jansen_Ruttkay_EG07.pdf [1b] David L. Carleton, « A Mathematical Analysis of the Perspective of the Arnolfini Portrait and Other Similar Interior Scenes by Jan van Eyck », The Art Bulletin Vol. 64, No. 1 (Mar., 1982), pp. 118-124 (7 pages) https://www.jstor.org/stable/3050199 [2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Femme_%C3%A0_la_toilette_(Jan_van_Eyck) [3] Carol Herselle Krinsky, The Turin-Milan Hours: Revised Dating and Attribution, JOURNAL OF HISTORIANS OF NETHERLANDISH ART, 2014, 6.2 https://jhna.org/articles/turin-milan-hours-revised-dating-attribution/ [4] CAROL HERSELLE KRINSKY – Why Hand G of the Turin-Milan Hours Was Not Jan van Eyck (pp. 31-60) Artibus et Historiae no. 71 (XXXVI), 2015, ISSN 0391-9064 https://www.jstor.org/stable/24595927