Les premières élections à l’heure du multipartisme au Cameroun ont eu lieu le 3 mars 1992. Le corps électoral était alors appelé à élire les 180 députés qui allaient siéger à Ngoa Ekelle sous des bannières différentes.
A cause ou grâce au boycott de ce scrutin par le SDF de John Fru Ndi et l’UDC d’Adamou Ndam Njoya, le RDPC de Paul Biya a gagné par la plus petite des marges. Le contexte qui a précédé ces législatives explique certainement le résultat du parti qui, quelques mois auparavant, était encore unique au Cameroun. À la fin des années 1980, ce que certains observateurs appellent le vent de l’Est, à la suite de la politique de la perestroïka de Mikaël Gorbatchev dans les républiques soviétiques socialistes de l’URSS et les pays de l’Europe de l’Est et du Centre ; et la chute du mur de Berlin, fait des vagues de par le monde.
En Afrique, on aspire çà et là, à plus de libéralisation de la vie politique, à la démocratie intégrale, donc au multipartisme. Dans certains pays comme le Bénin ou la République populaire du Congo, les revendications passent par la conférence nationale souveraine. C’est un véritable tribunal populaire au cours duquel les plaidoyers sont diffusés intégralement à la radio et à la télévision. Au Cameroun aussi, les mouvements de revendications voient le jour. Le bâtonnier Yondo Manduegue Black et neuf autres de ses amis dont l’homme politique Anicet Ekane et la journaliste Henriette Ekwe manifestent en faveur du multipartisme. Soupçonnés d’avoir voulu créer un parti politique, ils sont accusés de subversion et traduits devant le tribunal militaire de Yaoundé. Condamnés à trois ans de prison ferme, Me Yondo Manduegue et ses compagnons d’infortune vont passer sept mois en prison.
C’est dans cette foulée que va naître à Bamenda le 26 mai 1990, le Social Democratic Front (SDF), un parti politique créé par John Fru Ndi. La marche organisée pour la circonstance est réprimée par les forces du maintien de l’ordre. Le bilan fait état de six morts et de plusieurs blessés parmi les sympathisants du SDF. Les militants du RDPC, le parti de Paul Biya, ne s’en laissent pas compter. Face à cette vague déferlante charriant des » velléités de déstabilisation «, ils organisent des marches sur toute l’étendue du territoire national, pour dire » non au multipartisme précipité. » Ce à quoi Paul Biya répond au cours du congrès du RDPC en juin 1990 non sans humour : » Je vous ai compris. » Il invite surtout ses camarades à se préparer à » affronter une éventuelle concurrence. » À la session parlementaire de novembre 1990, le président de la République soumet d’importants textes aux élus du peuple. Ces textes promulgués le 19 décembre 1990 portent sur la liberté d’association, les régimes des réunions et des manifestations publiques, l’état d’urgence institué depuis 1964 par le président Ahmadou Ahidjo son prédécesseur.
Sans objet
Les premiers partis politiques sont légalisés en février 1991. Naturellement, leur objectif principal est de prendre le pouvoir, en combattant le parti unique d’hier. Et, comme grisés par le vent de la liberté d’expression et d’association qui souffle, les partis politiques, les associations religieuses et laïques et la société civile, la presse qui éclore comme une fleur avec le soleil du petit matin ; revendiquent, ou plutôt, exigent entre autres, une amnistie générale, la libération des prisonniers politiques, le retour des exilés politiques, et surtout… la tenue d’une conférence nationale souveraine comme dans d’autres pays africains. Le 21 mars 1991, au terme d’une réunion avec le bureau politique du RDPC, le président Paul Biya déclare que la conférence nationale souveraine est » sans objet et sans fondement légal. » Ces propos du chef de l’État font l’effet d’une bombe. Les passions se déchaînent dans les rangs de l’opposition, ou ce qui en tient lieu.
Violences sur la voie publique. Pillage des commerces. Vandalisme des édifices publics. Affrontements avec les forces de du maintien de l’ordre. C’est le mode d’expression choisi par les opposants au régime en place à Etoudi. Certains leaders politiques tentent même une marche vers le palais de l’Unité. Ils sont stoppés net au carrefour Warda, où ces sexagénaires et septuagénaires pour la plupart, vont subir le calvaire de rester au soleil de longues heures durant, encerclés qu’ils étaient par les gendarmes. La presse acquise à la cause de l’opposition fait dans la délation, le parjure et l’injure. Le gouvernement est contraint d’instaurer la censure et la saisie de certaines parutions. » Le Messager » de Pius Njawe, » La Nouvelle Expression » de Séverin Tchounkeu, » Challenge Hebdo » de Benjamin Zebaze sont les journaux qui s’illustrent le plus dans cette pratique. Le 27 décembre 1990, » Le Messager » de Pius Njawe publie une lettre de Célestin Monga au chef de l’État intitulée » La démocratie truquée « . En janvier 1991, Njawe le directeur de la publication et Monga l’auteur de la lettre, sont condamnés à la suite de cette parution, à six mois d’emprisonnement avec sursis pendant trois ans, pour outrage au président de la République. L’affaire Monga-Njawe-Le Messager connait un grand retentissement aussi bien au Cameroun qu’à l’étranger. Pour certains observateurs, c’est la plus célèbre des affaires de la presse jusque-là au Cameroun.
Zéro mort
Du 18 au 22 avril 1991, une session extraordinaire de l’Assemblée nationale se tient à l’hémicycle de Ngoa Ekelle. L’ordre du jour porte sur l’adoption de certaines modifications de la Constitution, la restitution du poste de Premier ministre, supprimé en 1984, la tenue des élections législatives à la fin de 1991 (alors que la législature en cours devait prendre fin en avril 1993 ), l’ amnistie générale des prisonniers politiques.
Curieusement, malgré toutes les mesures gouvernementales, les partis d’opposition et leurs alliés de la société civile multiplient les exigences et les actes d’incivisme. À Bafoussam par exemple, la foule prend d’assaut la prison pour libérer tous les détenus. À Douala, le siège de la Société Anonyme des Brasseries du Cameroun est incendié. À Yaoundé, les troubles font leur nid dans l’unique université dont dispose le Cameroun à cette époque. Les étudiants s’affrontent à partir de deux camps tranchés : le Parlement proche de l’opposition, l’Autodéfense, proBiya. Un étudiant, le jeune Ndam Seidou, soupçonné d’être un agent double par les membres du Parlement, est lâchement brûlé vif dans sa chambre à la cité universitaire. Une descente musclée des gendarmes fait fuir les étudiants, dont certains meurent noyés dans le lac qui se trouve derrière l’Ecole nationale polytechnique.
Au cours du point de presse que fait le ministre de l’Information et de la Culture, porte-parole du gouvernement, Augustin Kontchou Komegne, répondant à une question, dans le style qui lui est propre sur le bilan de l’intervention de l’armée sur le campus universitaire de Yaoundé, dira » qu’il y a eu zéro mort par balles. » Malheureusement, une certaine presse mal intentionnée affirmera que le porte-parole avait déclaré qu’il y avait eu » zéro mort » tout court, omettant volontairement de préciser le genre de mort, comme l’avait fait le ministre Kontchou, parce qu’il y avait une cause à servir. Le petit nom de « , Zéro mort » va être celui par lequel le Camerounais lambda va designer le Pr Kontchou Komegne des années durant.
Villes mortes
Face à l’intransigeance des opposants à voulaient à tout prix la tenue de la conférence nationale souveraine, l’universitaire Fridolin Martial Fokou fait la remarque suivante. » À l’analyse, tout se passe comme chaque nouvelle concession du pouvoir politique, au lieu d’apaiser, incitait plutôt l’opposition à relever le niveau de ses exigences généralement dans une partie de la population des réactions qui ne relèvent plus du simple jeu politique, mais expriment le refus de l’apaisement. » En effet, toujours dans la demande de la tenue de la conférence nationale souveraine, les opposants appellent la population à une grève générale par la fermeture des banques, des commerces, des services et des entreprises, » afin que le pouvoir soit sensibilisé à la nécessité d’accorder la conférence nationale souveraine. » Le 27 avril 1991, Paul Biya s’adresse aux élus du peuple que sont les députés : » Je l’ai dit et je le maintiens, la conférence nationale souveraine est sans objet pour le Cameroun. Nous nous soumettrons au verdict des urnes. Seules les urnes parleront. » Une fois de plus, c’est l’escalade dans plusieurs villes du Cameroun, à l’exception de celles du Centre, du Sud et de l’Est. Grèves générales, pillages en masse par la population obligent les pouvoirs publics à instaurer l’état d’urgence en mai 1991 à travers les commandements militaires opérationnels. Devant le refus du gouvernement d’accorder la conférence nationale souveraine, l’opposition se radicalise davantage en impulsant le mot d’ordre de désobéissance civile dès le 11 mai : cessation de paiement des impôts et taxes à l’Etat, boycott des réunions convoquées par les autorités administratives.
Rencontre tripartite
Au fil des semaines, les opposants n’obtenant vraiment rien, éprouvent de la lassitude. Les populations confrontées au quotidien aux affres et aux rigueurs des villes mortes, ne suivent plus les leaders des partis politiques. Dans les rangs de l’opposition, les divergences de points de vue et les querelles internes fragilisent le mouvement. C’est dans cet état d’esprit que l’opposition accepte les propositions de Paul Biya d’organiser à partir 30 octobre 1991 à Yaoundé, une rencontre tripartite entre les partis politiques de l’opposition, le gouvernement et la société civile. Le gouvernement était conduit par Sadou Hayatou, nommé Premier ministre chef du gouvernement le 26 avril 1991. Les partis politiques de l’opposition étaient menés par Samuel Eboua John Fru Ndi et Adamou Ndam Njoya. Dans les rangs de la société civile, l’on notait la présence du cardinal Christian Tumi, de Mgr Owono Mimboe et du Pr Aletum.
Pour le gouvernement, la tripartite est une rencontre à caractère consultatif. Quant à l’opposition, il est question de donner à cette réunion les attributions toujours pour la conférence nationale souveraine. Cette tendance est défendue par Fru Ndi et Samuel Eboua. N’ayant pas pu être entendus, ils la porte des travaux avant la fin de la réunion tripartite. La tendance dite modérée de l’opposition avec Ahmadou Moustapha, va signer la déclaration commune constituant un compromis sur les principaux dossiers en litige : le code électoral et la révision de la Constitution.
Législatives 92, le RDPC sur une corde raide Les élections législatives sont convoquées pour le 1 mars 1992. Trente-deux présentent 751 candidats pour les 180 sièges de l’Assemblée nationale. Le RDPC est présent dans toutes les circonscriptions, l’UNDP de Maigari Bello Bouba vient avec 167 candidats, l’UPC de Augustin Frédéric Kodock avec 94, le MDR de Dakole Daissala avec 32. Les autres petits partis présentent 272 candidats.
Seize partis politiques, parmi lesquels le SDF et l’UDC vont boycotter le scrutin. À l’issue des élections, le RDPC obtient 88 sièges, moins de 3 sièges pour la majorité absolue, l’UNDP en a 68, l’UPC 18, et le MDR 6 précieux sièges. Un résultat qui fait dire à notre confrère Édouard Kingue, grand observateur de la scène politique nationale, que » Dakole Daissala avec ses six députés en 1992, a vendu cher son ralliement au parti au pouvoir, ce qui a permis au RDPC de retrouver son allant. En offrant ses députés qui garantissent au pouvoir une majorité absolue au Parlement, M. Dakole Daissala sauvera le régime d’un revers historique et ce faisant, changera le destin politique du Cameroun, alors que le pays était à une signature d’alternance. » D’autres observateurs pensent que si John Fru Ndi n’avait pas donné un mot d’ordre de boycott des législatives de 1992 à ses militants, le parti politique de Paul Biya n’aurait gagné de sièges dans le Nord-Ouest ou le Sud-Ouest. Il en est de même dans le Noun le fief incontesté de l’UDC de Ndam Njoya.