(Anthologie permanente) Gilbert Trolliet, Le Fleuve et l'Être

Par Florence Trocmé


Les éditions Mercure de France publient un gros volume réalisé à partir de projets d’anthologie élaborés par Gilbert Trolliet et Alain Bosquet entre 1974 et 1978.
Ce petit dossier comporte une courte présentation du poète, puis un choix de textes, à l’occasion de la parution de :
Gilbert Trolliet, le Fleuve et l’Être, choix de poèmes, 1927-1978, édition réalisée et présentée par Jean-Christophe Contini, préface d’Alain Borer, postface de Valère Novarina, Mercure de France, 2021, 400 p., 23,50€
Gilbert Trolliet, né le 13 juin 1907 à Chiètres et mort à Chalon-sur-Saône le 24 février 1980, est un écrivain, poète et éditeur vaudois. Salué par la critique suisse romande de son époque, Gilbert Trolliet fut le fondateur et animateur de nombreuses revues, en particulier Raison d'être (1928-1930) à Paris, et Présence (1932-1936) paraissant à Genève et à Lausanne. Marqué par le surréalisme et l'existentialisme, son œuvre poétique se compose d'une trentaine de recueils.
On peut retrouver ici sa bibliographie
L’EAU NUE

L’eau nue est extraordinaire.
Là-haut
Sans frein
Courant la pluie.
S’éblouissant de peu.
A fond de mer
Assise
L’air absent.
LE POIDS DU TEMPS

Le poids du temps
N’est rien.
Répit
De l’eau
Qui passe.
Piège où la mort
S’imagine
S’étoile –
Et meurt.
LA PLUIE

Sa vieille
Âme
Grégaire
Chaque
Goutte
Tombée
Est la masse
D’une autre
Est l’abîme
D’une autre
Comme un miroir
Se regardant
A l’infini
Trois poèmes extraits de Prends garde au jour, 1962
LE JOUR ANTÉRIEUR

La nuit s'écroulait toute. Un soleil gris
Interrogeait le jour si pâle ! Mémorable
Était le jour qui vint, surgi sans rien qui l'achemine.
Qui donc pouvait savoir quelle force nouait
Ce matin vierge au labyrinthe des pensées?
L'air tanguait de vertige et la fenêtre ainsi
Qu'une bouche assommée engouffrait la durée...
Un soleil gris de joie étrange était sur nous,
D'ombre nulle, d'heure intraitable.
Nul vent pour saluer les arbres, dire au loin :
« C'est le matin du monde, il faut un dieu
D'azur vide mais d'or ! » Nulle voix qu'au silence
On aurait adossée, éprouvant que les mots
Sont les ailes d'un cri qu'on jette (qu'on étouffe).
Ce jour était le Jour peut-être, vieux complice
Des âges oubliés, père du sang profond...
S'il eût fallu le retenir, j'eusse cloué
Ma main sur l'eau du songe
Et bu mon apparence.
Extrait de Le Fleuve et l’Être, 1968.
CIMETIÈRE MARIN
Hier, à Sète, au Cimetière...
Les pins y flambent plus noir
Sous le cri de la lumière
Où divague le Savoir.
Pour la tombe du poète
Dix marches nous ont suffi.
Mais la mer, est-elle bête,
L’air d’attendre, l’œil ravi !
Il fait bon dans cette enceinte.
On y veillerait, pour peu
Que la lune monte, mainte...
Si tout rentre dans le jeu.
Extraits de Visites, 1973.
Un court extrait de la postface de Valère Novarina :
« Je découvre — je ne m'y attendais pas — que tout ce qui concerne mon oncle Gilbert, sa sœur Manon Trolliet, ma mère — et toute la chaîne des ancêtres autour d'eux, allant se perdre dans les brouillards du Rhône... j'avoue que tout ça est très-très emmêlé comme de la vie, dans son tissage, dans son grand désordre. Écouter l'ordre et le désordre du vivant... Je te le dis tout de suite, Gilbert, je sens que remontent ici, un à un, un très grand nombre de souvenirs enfantins — dont la plupart malheureusement (un sur quatre) sont des souvenirs phobiques ! Terreurs phobiques des souris et des morts, voilà pour toute mon enfance ! Je l'avoue ici discrètement (au passage) dans ces lignes écrites pour toi : je n'ai jamais vu un mort de ma vie. Évanouissement aussitôt. Manon et Gilbert, je ne vous ai vus morts ni l'un ni l'autre. Voilà, c'est dit.
Je parle ici en votre présence ! Tant la mort est nulle ; tant elle est L’impuissance même ! tant elle est la négativité rayée, ôtée d’un trait, pas . Je ne connaîtrai la mort que de mon vivant. »
(p. 368)
L’incipit de la préface d’Alain Borer :
« Le Fleuve et l'Être est un des grands livres de poésie du XXe siècle en langue française. Encore cette anthologie, composée par l'auteur avec la complicité d'Alain Bosquet, jadis, porte-t-elle le même titre que celui d'un autre choix différent de Gilbert Trolliet lui-même, paru à la Baconnière, à Neuchâtel, en 1968, et tout aussi admirable : à ce titre héraclitéen, et qui peut s'étendre encore à une trentaine de livres, c'est bien d'une œuvre qu'il s'agit, et qui s'offre d'abord à celle ou celui qui se prépare à découvrir un poète méconnu et de première grandeur, situé entre Valéry, Char, Guillevic et à leur taille (...) »
(p. 9)
Gilbert Trolliet, le Fleuve et l’Être, choix de poèmes, 1927-1978, édition réalisée et présentée par Jean-Christophe Contini, préface d’Alain Borer, postface de Valère Novarina, Mercure de France, 2021, 400 p., 23,50€