Nous baignons dans le préjugé anti-chrétien. Parfois, cette opinion est justifiée. Mais parfois, elle ne l'est pas. Et cela nous empêche de lire les grands mystiques de notre héritage. Ce cliché fait obstacle à notre lecture et divine savouration du leg de nos ancêtres, à la fois universel et unique en ses parfums.
Par exemple, lisez ce passage de Fénelon, archevêque du Grand Siècle. Déjà, tous le monde connaît ce nom, car il y a partout des lycées et des noms de rues ainsi nommés. Et les gens un peu plus cultivés ont cette idée d'un Fénelon "sec", froid, un grand homme tout sauf mystique.
Or, en réalité, Fénelon était disciple de Madame Guyon, une laïque, inscrite elle-même dans plusieurs lignées chrétiennes mystiques. Et ils formaient une sorte de couple mystique, un de plus, dans lequel Fénelon complétait Guyon. Ce sont deux personnalités et deux enseignements à découvrir. Je prétends qu'à eux deux, ils valent tous les autres.
Fénelon écrit ceci à une femme qu'il "dirige" - on parle ici de "direction" spirituelle :
"Ne vous inquiétez point de votre mal".
Cette première phrase, en forme d'impératif, donne le ton : la forme est impérative et elle semble convenir à l'image que nous avons d'une "direction" chrétienne, toute en commandements et en moraline. Mais le contenu contredit cette attente : en effet, Fénelon invite à ne pas s'inquiéter. C'est un conseil récurrent des mystiques : nous vous torturez pas. Ne vous noyez pas dans vos scrupules. Laissez-vous. A quoi ? A qui ! A ce "je ne sais quoi" qui vous attire, comme "au-dedans", au centre. Cette expression "je ne sais quoi" est souvent employée par les mystiques français du XVIIe siècle. C'est, mais je ne sais quoi.
"Vous êtes dans les mains de Dieu" : il ne s'agit pas de s'abandonner à ses caprices, à ce "moi-m'aime" que l'on idolâtre aujourd'hui sans plus aucune limite, mais de s'oublier dans la Présence.
"Il faut vivre comme si on devait mourir chaque jour" : rien de triste, là-dedans, mais une libération, un allègement, une réorchestration des énergies, une disponibilité, une spirale vertueuse, ascendante, en expansion.
"Alors on est tout prêt, car la préparation ne consiste que dans le détachement du monde pour s'attacher à Dieu" : revenir dans le flux de la vie. En même temps, là est la boucle étrange, le paradoxe : Faut-il se détacher pour goûter le divin ensuite ? Ou d'abord goûter le divin pour pouvoir ensuite se détacher ? En réalité, dans la vie intérieure, les deux vont de concert, de sorte qu'il est difficile de les discerner. C'est un don initial et un don en retour, qui appelle un autre don, et ainsi de suite, à l'infini.
"Pendant que vous êtes si languissante, ne vous gênez point pour faire votre oraison si régulièrement." On conseille souvent de pratiquer la méditation matin et soir pendant une demi-heure. Mais cela peut provoquer tension. D'ordinaire, on associe la religion à cette rigidité. Ici, Fénelon invite au contraire à la souplesse. D'abord la grâce. Ensuite, le dehors, les temps et les lieux.
"Cette exactitude et cette contention de tête pourraient nuire à votre santé." On associe christianisme, et encore plus mystique, à une détestation du corps. Et c'est vrai dans certaines traditions chrétiennes. Mais ici, nous sommes dans l'oraison du coeur où l'on s'abandonne, comme un enfant. L'oraison ne diffère de la sieste que par une douce orientation du coeur. "Je dors, mais mon coeur veille". Et d'ailleurs, l'idée même de "faire la sieste" est pénible à beaucoup, et nombreux sont ceux qui s'en trouvent incapables. La quiétude n'est pas facile ! La paresse demande du courage, du coeur.
"C'est bien assez pour votre état de langueur, que vous vous remettiez doucement en la présence de Dieu toutes les fois que vous apercevez que vous n'y êtes plus". Dieu n'est pas une abstraction. Dieu est le nom de la sensation d'être, "je suis". Pas de soucis de se sentir soucieux, pas de peur de la peur, pas de colère contre la colère, etc. Juste un simple regard, "se tourner vers", sans raideur, sans se raidir non plus contre raideur s'il y a. Cet enseignement renverse les valeurs du christianisme stéréotypé autour du "combat spirituel". Nous sommes invités à nous ouvrir. Non pas à nous ouvrir au superficiel, aux images, aux pulsions épuisées, mais au courant profond, obscur, palpitant, ondoyant, murmurant, silencieux d'un silence onctueux.
"Une société simple et familière avec Dieu, où vous lui direz vos peines avec confiance, et où vous le prierez de vous consoler, ne vous épuisera point et nourrira votre coeur." Il n'est pas question de se battre. Et pourtant, cela est si difficile ! Difficile est la confiance, l'abandon, non pas d'une difficulté de muscle bandé, mais d'une difficulté de coeur meurtri qui, peu à peu, va se laisser apprivoiser.
"Ne craignez point de me dire tout ce que vous aurez pensé contre moi. Cette franchise ne me peinera point, et servira à vous humilier" : Admirable liberté ! Et qui nous change du culte de la personne auquel on nous habitue. Car la confiance n'est point l'aveuglement. La foi n'est pas l'autocensure béate. Le silence intérieur n'est pas la bêtise satisfaite. Bien au contraire, ces attitudes, qui polluent les milieux spirituels, sont égotiques. Quoi de plus propre a nourrir l'amour-propre que de se donner les airs du grand dévot ? Dès lors, dire ce que l'on pense, oser s'en ouvrir, ne pas s'emplumer dans un rôle de pieux disciple, laisser couler : ce sera humilité. Se faire comme la terre qui dégorge. Si c'est silence, c'est silence. Si c'est question, c'est question. Cela n'est pas laxisme, mais coeur, et coeur encore, de s'abandonner en confiance à l'insondable évidence.