Le 16 juillet dernier, la commission européenne votait un amendement initié par Charlie McGreevy, commissaire chargé du marché intérieur et des services, et validant deux initiatives dans le domaine du droit d'auteur. Ainsi, la première prévoit-elle de « porter de 50 à 95 ans la durée de protection des exécutions enregistrées et de l’enregistrement proprement dit. La proposition bénéficierait ainsi tant à l’artiste interprète ou exécutant qu’au producteur. Elle traduit également l’importance que l'Europe accorde à leur contribution créative ». La seconde disposition vise à abolir les monopoles nationaux des organismes de collecte des droits d'auteurs (telle la SACEM, en France) ; c'est donc la mise en concurrence de ces organismes nationaux. « Cette décision aura un effet positif sur la diversité culturelle », indique Neelie Kroes, commissaire à la Concurrence. Elle permettra « d'offrir aux auditeurs un choix plus vaste et aux auteurs des revenus potentiellement plus importants ».
On pourra trouver le « press release » ici .
Charlie explicite une des visions à l'origine de son texte : « Compte tenu de l’espérance de vie dans l’UE, 75 ans pour les hommes et 81 ans pour les femmes, il n’est pas rare que ces personnes deviennent octogénaires, voire nonagénaires, alors qu’elles ne perçoivent plus aucun revenu de leurs enregistrements ». Voilà donc un amendement qui, sans conteste, saura adoucir les vieux jours de nos grands artistes européens (abandoooooonné-é-és ou non).
Pourtant, un paragraphe, moins immédiatement spectaculaire et médiatisé que le passage de 50 à 95 ans de la durée de protection, vaut son pesant de royalties et vient, si besoins étaient encore, balayer la poussive justification de Charlie :
« En outre, dans le cas des compositions musicales auxquelles ont contribué plusieurs auteurs, la Commission propose une méthode de calcul uniforme de la durée de protection. [...] La règle proposée prévoit que la durée de protection d’une composition musicale expire 70 ans après la mort du dernier auteur vivant, qu'il s'agisse de l'auteur des paroles ou du compositeur de la musique. »
De plus, Charlie, non content de s'attaquer à la paupérisation des créateurs en fin de cycle biologique, se fait fort de pourfendre l'oubli des petites mains, la spoliation des méticuleux artisans et autres indépendants...
Charlie :
«Je n’ai pas en tête des artistes de renom tels Cliff Richard ou Aznavour. Je pense aux milliers de musiciens de studios qui jouent sur les enregistrements des années 50 et 60, qui ne percevront plus aucune redevance liée à leur contribution, alors qu’il s’agit souvent là de leur seule retraite.»
Aucune histoire de lobbying, aucune volonté d'accentuer les phénomènes de rente et de monopole dans tout cela, n'est-ce pas, mais juste une défense acharnée des petits métiers (qui génèrent encore aujourd'hui des profits gigantesques, c'est connu)...
Propagande connue et usée, ici et là...
Caressée dans le sens du profit prorogé, l'industrie du disque glousse de plaisir.
Et c'est également la question du domaine public qui se pose ; ce lieu où les choses, extirpées de l'univers marchand (ou exploitées par d'autres, dans le jeu de la fameuse concurrence et de la diversité), circulent librement, sont assemblées, transformées, retrouvées, tordues, réinjectées dans le geste de création etc.
Dans « L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique », Walter Benjamin questionne le rôle, le statut de l'oeuvre d'art au moment même de l'essor des techniques de reproduction de masse (photographie, imprimerie, copie ; et aujourd'hui traitement numérique, échange de fichiers etc.). Il voit dans la reproductibilité technique de l'oeuvre la perte de son aura et étudie les changements subséquents dans la perception de l'oeuvre par le « public ». Toutefois, Benjamin ne regrette pas la disparition de l'aura et y décèle, au contraire, la véritable création dans le sens où elle s'émancipe de valeurs extérieures telle que la religion ou l'Etat (« l'aura de l'oeuvre à l'époque classique n'est pas autre chose que l'intrusion d'un pouvoir exogène décidé à pénétrer le champ de l'art pour mieux assujettir le monde. » Bruno Tackels). Avec l'oeuvre d'art reproduite et distribuée, c'est l'ensemble du « public » qui a accès à l'art, qui en modifie le sens, qui est transfiguré par l'oeuvre. Selon Benjamin, l'art ainsi débarrassé de l'aura permet de se libérer de l’aliénation de masse devant les images. Et c'est à ce moment-là que, véritablement, « l'aura peut apparaître et devenir visible pour l'œil moderne » selon Bruno Tackels.
Evidemment, ce processus fut également interrogé du point de vue du risque (et de la réalité) de voir l'oeuvre d'art devenir marchandise, qu'elle se fétichise dans son appropriation par la masse...
« La culture, qui d'après son propre sens non seulement obéissait aux hommes, mais toujours aussi protestait contre la condition sclérosée dans laquelle ils vivent — et par là les honorait — cette culture, par son assimilation totale aux hommes, se trouve intégrée à cette condition sclérosée; ainsi elle avilit les hommes encore une fois. Les productions de l'esprit dans le style de l'industrie culturelle ne sont plus aussi des marchandises, mais le sont intégralement. » Theodor Adorno.
http://www.le-terrier.net/adorno/industrie.htmC'est pourquoi le domaine public et sa dimension politique peuvent venir court-circuiter ce phénomène de marchandisation.
Et ce domaine public s'exprime notamment sur Internet ; qui revient encore comme cible privilégiée du gentil espace marchand.
Que pourra-t-il advenir du travail de sites souvent vitaux tels que :
http://www.archive.org/index.php
http://www.europafilmtreasures.fr/
Il faut y aller, y musarder, y rester... Et y exercer son regard critique. Encore...
Et laisser les productions de nos grands artistes sur les étals, entre l'oseille transgénique et les poulets aux hormones.
Le Britannique Henry Allingham peut enfin souffler (poussivement). Son enregistrement artisanal de « Peter, Peter, Pumpkin Eater » datant de 1918 et exécuté en yodlant sur un grand-bi pourra encore lui rapporter gros. Peinard jusqu'en 2013.
Henry Allingham est l'homme le plus âgé d'Europe.
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