Deux dames sont en conversation dans leur salon. L'une dit:
- Il y a autant de différence entre nous et les femmes du peuple qu'entre une pipe de terre et une pipe de porcelaine.
Le titre de ces Souvenirs d'une femme de chambre 1920-1940 est tiré de cette réflexion qu'une dame de la haute fait à une autre et qui paraît aujourd'hui évidemment ahurissant.
Il faut bien sûr replacer ce genre de propos dans leur contexte. Mais il donne une idée de la faible estime en laquelle des dames des années 1920 et 1930 tenaient leurs domestiques.
Enfant, Luc Weibel a connu Madeleine Lamouille. Elle n'était plus employée chez ses grands-parents mais venait faire le ménage à la maison ou le garder lui et sa soeur.
C'est lui qui a incité cette femme à écrire ses souvenirs. En réalité, ils n'ont pas d'abord été écrits. Ils ont été enregistrés puis ils ont été mis en forme par lui pour en faire un livre:
C'est un certain moment du devenir social qui est ici figé, avec précision, sans amertume, mais sans indulgence.
Bien que ces souvenirs ne soient pas complètement chronologiques, on peut distinguer en le lisant quatre périodes qui ne recouvrent d'ailleurs pas tout-à-fait celle du sous-titre.
Il y a l'enfance à Cheyres, un village catholique, où les habitants vivent entre eux. La famille de Madeleine fait partie des plus pauvres et des plus sous-alimentés.
Après l'expérience malheureuse de sa soeur, en place à Fribourg, Madeleine, à quinze ans, part pour Troyes avec elle pour apprendre et travailler dans une filature de soie.
Elles sont logées dans une maison de jeunes filles tenue par des religieuses. Les locaux de celle-ci ont été financés par le patron de l'usine à laquelle elle est rattachée.
Après y être restées trois ans, toutes deux reviennent en Suisse, mais la soeur de Madeleine décède très vite de la tuberculose, maladie qu'elle a contractée à Fribourg...
À son retour de Troyes, Madeleine, elle, est placée et bien logée chez les B., des aristocrates qui possèdent une grande maison, un manoir à Valeyres-sous-Rances, près d'Orbe.
Madeleine tombe malade: elle a un début de tuberculose. Mais grâce à sa patronne, elle est bien soignée et guérie. Une fois rétablie, elle doit accomplir un travail épouvantable.
Elle ne se dit pas malheureuse chez les B.: on travaillait beaucoup comme des esclaves bien traités. Elle les suit partout. Ce dont elle souffre le plus, c'est d'être mal habillée...
Quand deux de ses frères font leur apprentissage chez leur oncle à Genève, elle quitte les B. en 1931 pour être femme de chambre chez les W., des bourgeois. Elle a vingt-trois ans.
C'est un grand changement. Les B. lui parlaient et la saluaient. Les W. sont mutiques. Elle veut s'en aller, mais Marie, qui est leur cuisinière se charge de leur dire pourquoi.
Chez les W., Madeleine s'entend bien avec les trois enfants, mais surtout avec Aline, la dernière. Elle se plaint seulement de ne pas pouvoir prendre de bains comme chez les B.
En 1937, quand elle se marie avec le neveu de Marie, elle quitte les W. Ses souvenirs s'arrêtent à ce moment-là. Ce n'est pas pour autant qu'elle cesse de travailler ici ou là.
Ce qui frappe, c'est le peu de temps libre qui lui est laissé pendant toutes ces années et c'est le peu d'argent dont elle dispose et dont une grande partie sert à aider les siens.
Ses rapports avec la foi et ses représentants se dégradent au fil du temps. Elle ne croit déjà plus quand elle est chez les B. et devient complètement athée au contact de Marie.
Ses souvenirs se terminent par ces mots définitifs sur les gens qui l'ont employée, qui n'étaient certes pas méchants et qui traitaient décemment leurs employés:
Mais ils ne nous traitaient pas comme si on était leur semblable.
Francis Richard
Pipes de terre et pipes de porcelaine, Madeleine Lamouille, 144 pages, Zoé (l'édition originelle date de 1978)