Le christianisme est, je crois qu'on peut le dire, spécialisé dans la transmutation de la douleur en amour. C'est sa force.
Mais parfois, cette alchimie de la douleur vire en dolorisme. Certains Chrétiens, et non des moindres, et souvent, ont fait de la souffrance l'essence même du christianisme. Selon eux, l'on ne peut être Chrétien sans souffrir et sans aimer la souffrance. Que la souffrance soit une puissante alliée d'évolution intérieure, soit. Mais qu'il faille l'aimer, cela me semble difficile à tenir. La souffrance n'est-elle pas un mal ? Comment pourrait-on vouloir, désirer ou aimer le mal ? Je peux tout aimer en Dieu ; mais comment pourrai-je aimer la douleur pour la douleur ? Le christianisme n'enveloppe-t-il pas une idolâtrie de la souffrance ?
Loin de moi la tentation de taper sur le cliché du "judéo-christianisme" repaire de tous les vices, expression malsonnante à mes oreilles. Cependant, force est de constater que le christianisme a souvent, voire généralement, glissé dans une fascination morbide pour la souffrance, fascination parfois malsaine et aux relents égotiques.
Si l'on ne m'en croit, que l'on relise, entre mille exemples, ce passage de l'un des bestsellers du Grand Siècle, dans la bouche d'une âme pourtant très mesurée par ailleurs :
"La principale inclination de la grâce du christianisme, c'est de porter à souffrir. Être chrétien, et ne point souffrir, est chose impossible. En effet l'expérience fait connaître que, quand je suis sur la croix [=quand je souffre], je sens dans le fond de mon intérieur une joie solide et parfaite, quoique l'homme extérieur soit dans la tristesse et la répugnance. Au contraire, quand je ne souffre plus, mes sens se sentent soulagés et se réjouissent, mais au fond de l'âme, j'aperçois une certaine humiliation de n'être plus souffrant et abjecte [N'est-ce pas là l'ego qui est humilié par les plaisirs ?]. Il faut donc prendre garde que notre intérieur ne soit rempli de saillies, de mouvements de nature, de certaines petites satisfactions secrètes, d'une horreur de la croix [= de la douleur], et d'opinions contraires à la lumière de la foi."
Jean de Bernières, Lettres à l'ami intime, vers 1650
Il y aurait tant à dire sur ce sujet si profond. La douleur est un aiguillon de vie. Ce paradoxe est bien connu de tous temps et lieux. Mais, de là à en faire nécessité, il y a un grand pas, peut-être démesuré, par-delà la démesure même de l'amour. Pourquoi ne pas savourer le beau et le bon quand il s'offre à nous ? Pourquoi considérer que la Nature (humaine et cosmique) est entièrement corrompue ?
Accueillons l'alchimie de la souffrance quand elle ne manque pas de survenir, et savourons les plaisirs quand ils se présentent. La Nature n'est pas mauvaise. La chair n'est pas mauvaise. Sans sombrer dans le culte des plaisirs immédiats, comme il arrive actuellement, sachons vivre une certaine sagesse, folle à l'occasion, mais mesurée en son ordinaire. Il y a aussi une humilité dans l'acceptation des cadeaux de la vie, voire une abjection dans l'ouverture à la jouissance, tant qu'elle ne viole point la dignité d'autrui. Ne se pourrait-il que l'amour-propre aille se cacher jusque dans l'amour de la souffrance ?