Le Jugement dernier dans le Speculum humanae salvationis

Publié le 04 mars 2021 par Albrecht


Le principe du Speculum humanae salvationis (Miroir de l’Humaine Salvation) est de mettre en parallèle une scène du Nouveau Testament (« antitype ») et trois épisodes qui la préfigurent (« types »).

Ce court article s’intéresse aux illustrations du chapitre XL [1]., particulièrement intéressantes d’un point de vue graphique et théologique :

  • l’antitype est le Jugement dernier (Mathieu 25:31-45)
  • le premier type est la Parabole des mines (Luc 19:11-27) ou des talents (Mathieu 25:14-30).

Je ne parlerai pas des deux autres types (Les Vierges folles et sage, Mane Tecel Phares) qui forment un couple d’illustrations distinct.

Cet article complète celui consacré à l’apparition du globe dans les Jugements dernier : voir 6 Le globe dans le Jugement dernier . Les illustrations proviennent de la base iconographique de l’Institut Warburg [0].


La formule des punitions comparées (1320-1480)

Dans cette formule, le mauvais serviteur de la Parabole est montré comme un malfaiteur à la punition méritée, et assimilé visuellement avec les Damnés du Jugement

Speculum humanae salvationis, 1320-40, Toledo, Archivo Capitular 10.8, fol. 42v

Le Christ du Jugement dernier est ici figuré sous sa forme habituelle à l’époque gothique : en Christ plaignant, montrant ses plaies pour faire honte aux pécheurs qu’il vient juger.

De manière particulièrement didactique, la composition met en parallèle :

  • le Juge :
    • le Christ revenant sur terre pour juger les vivants et les morts ;
    • le Roi revenant sur ses terres pour récupérer l’argent qu’il avait confié à ses serviteurs ;
  • les Bons :
    • Saint Jean l’Evangéliste et Marie au pied de la Croix, comme il est habituel ; le bon centurion et Longin côté lance ;
    • les deux bons serviteurs qui ont fait fructifier l’argent ;
  • les Mauvais :
    • les Maudits, sous la pointe de l’épée du Christ, condamnés au Feu éternel (« Ite maledicti in ignem eternum »)
    • le serviteur incapable, qui a rendu la pièce sans intérêt, allongé par terre comme un pendu horizontal (« De ore tuo te judico, serve nequam ») .Luc 19,22


Speculum humanae salvationis 1350-1400 Cologne, Historisches Archiv, Best. 7020 W 105 p 138

La comparaison fonctionne aussi verticalement. Cette image éclaircit la punition du mauvais serviteur : les pieds dans un carcan et une chaîne au cou, foulé par le pied gauche du Seigneur.

En aparté : une théologie du gainDans ses deux versions [2], la fin de la Parabole est particulièrement brutale, voire cynique :

« À celui qui a, on donnera encore, et il sera dans l’abondance ; mais celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a. Quant à ce serviteur bon à rien, jetez-le dans les ténèbres extérieures ; là, il y aura des pleurs et des grincements de dents !” Mathieu 24:29-30

« Je vous le dis, on donnera à celui qui a, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. Au reste, amenez ici mes ennemis, qui n’ont pas voulu que je régnasse sur eux, et tuez-les en ma présence ».

Luc 19,:26-27

Il est bien possible, tant il tranche avec les messages christiques habituels, que cette parabole ait fait l’objet d’un malentendu bimillénaire. Pour Paul Jorion [3], des arguments internes solides montrent que le texte est plutôt la description ironique d’un maître particulièrement tyrannique, plutôt que l’éloge avant la lettre d’un néo-libéralisme musclé (« priorité à la rémunération du capital et à la valeur pour l’actionnaire »).

On notera en particulier l’effet comique de la contradiction dans les termes (« celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a »), et le caractère caricatural du langage du Maître :

“Serviteur mauvais et paresseux, tu savais que je moissonne là où je n’ai pas semé, que je ramasse le grain là où je ne l’ai pas répandu (espèce d’incapable, tu savais bien que je suis un parasite !). Alors, il fallait placer mon argent à la banque ; et, à mon retour, je l’aurais retrouvé avec les intérêts ».

D’où une contradiction doctrinale majeure : comment assimiler un refus de prêter avec intérêt à un péché valant l’enfer, alors que le message constant de l’Eglise était de condamner l’usure ?

Quoi qu’il en soit, il ne fait néanmoins aucun doute que l’auteur du Speculum, comme d’ailleurs cent pour cent des théologiens et Saint Mathieu lui-même (qui l’a placée juste avant le passage sur le Jugement Dernier) ont pris la parabole au pied de la lettre :

« Et cellui qui avoit beaucoup acquis, il le remunera largement, et cellui qui avoit moins gaignie, il lui donna aussi moindre salaire. Mais de cellui qui lui rendi son dit marc d’argent sans gaing, il ne fu point content, ains le pugni pour ce qu’il avoit este negligent de gaigner comme les autres. Par ceste mesmes maniere jugera Jhesu Crist au jour du dernier jugement, quant il remunerera ung chacun selon la quantite du gaing qu’il aura fait. Et cellui qui ne aura tenu compte de riens gaigner, il ne sera point quitte de seulement ne recevoir riens, mais il comparra perpetuelement en enfer sa negligence.« 

Ce qui est condamnable dans les deux cas est la négligence, terme flou et bien pratique pour éviter de rentrer dans les détails : en se gardant  d’épiloguer sur les préférences du Seigneur en terme de placement financier, le Speculum prend soin, à la fin, de récupérer la clientèle populaire :

« Cors sera aussi de grant poys la maille d’un povre homme comme mil talens ou mil marcs d’or de pape ou d’empereur. Ung oeuf donne pour Dieu sans pechie mortel pesera plus adoncques qu’ung or infini d’ung homme en pechie mortel. Samblablement ung pater noster dit en bonne devotion pesera lors plus que tout ung psaultier dit en ennui et sans y penser. »


Speculum humanae salvationis, 1400-1450, BNF MS lat. 9585 fol 45v gallica

Cet illustrateur travaille le parallélisme de deux manières originales :

  • en habillant le Christ et le Maître de la robe rouge du Juge (le Maître porte d’ailleurs un bonnet) ;
  • en soulignant l’analogie entre ces deux dispositifs qui emprisonnent les jambes : les cercueils et le carcan.


La formule de la punition atténuée (1400-20)

Dans cette formule rare, le mauvais serviteur est puni, mais de manière elliptique, comme pour édulcorer cet aspect gênant de la parabole.


Speculum humanae salvationis, 1400-20, BNF lat. 512, fol. 41v.

Tout en conservant en apparence la composition habituelle, cet illustrateur s’est livré à un remodelage idéologique en règle, une réécriture délibérément positive :

  • à gauche, les Damnés dans les flammes ont été remplacés par des corps sortant de terre, qui se mêlent aux Elus en criant « Resurrectio » ;
  • à droite, le mauvais serviteur est simplement allongé par terre, sans indication d’une quelconque punition.



Les différents phylactères reprennent le détail du dialogue :

  • compte-rendu du Serviteur (en bleu),
  • réponse du Seigneur (en jaune).

Les deux premiers dialogues sont transcrits sous forme d’ un cycle, qui part de la bouche du serviteur et lui revient dans l’oreille. Pour le troisième dialogue, l’illustrateur aurait pu choisir, plus naturellement, de faire partir la parole du mauvais serviteur vers la droite (flèche violette), avec l’avantage de l’écrire à l’endroit, et de créer visuellement un affrontement (au lieu d’un cycle) avec la réponse du Seigneur. La faire partir vers la gauche est une manière de botter en touche, de citer la condamnation sans insister sur sa raison : « Seigneur, voici ta mine, que j’ai gardée dans un linge (Domine, ecce mina tua, quam habui repositam in sudario) ». Il se peut que l’illustrateur ait surfé sur le double-sens du mot « sudario«  (linge / linceul) pour conférer au serviteur puni toutes les apparences d’un gisant et créer, grâce au phylactère qui déborde sur l’autre image, une corrélation tout à fait inédite avec les âmes en peine : non pas punies, mais pleines d’espoir.

fol 45v fol 46.

Speculum humanae salvationis, vers 1420, Prague, Musee nat., Bibl., III. B. 10

Ici le Christ et le Roi sont le décalque l’un de l’autre : même geste des mains montrant la paume, même regard vers la gauche, mêmes plis du manteau. Le banc et son marchepied font écho aux deux arcs-en-ciel.

Les deux bons serviteurs, qui portent la couleur verte du Maître, présentent deux bols remplis de pièce dans la même attitude de déférence que Marie et Saint Jean Baptiste (figures habituelles de la Déesis).

Pour le mauvais serviteur, l’artiste a trouvé un étrange compromis entre l’emprisonnement et la mort : les pieds restent pris dans le carcan, mais la présence des trous pour les mains souligne que le serviteur est déjà à moitié libéré. Les mains croisées sur le ventre sont celles d’un gisant, démenti par les yeux ouverts.

L’idée rare qu’ont eu ces deux illustrateurs est clairement de comparer les morts, qui attendent la Résurrection, avec le mauvais serviteur, qui attend la libération.


Speculum humanae salvationis, 1400-20, Neustift bei Brixen (Novacella), Stiftsbibliothek, Cod. 166

On ne sait trop quoi dire de cette composition, où le mauvais serviteur prend la posture du gisant, mais où la maladresse de l’ensemble gêne la comparaison avec les morts. L’illustrateur, n’ayant sans doute pas eu la place de développer un Jugement dernier symétrique, a tenté de récupérer le parallélisme par cette solution, tout à fait unique, du Maître qui porte l’auréole du Christ.


La formule de la punition non comparée (1432-1500)

Le mauvais serviteur est puni mais les compositions sont indépendantes. Quasiment inexistante au XIVème siècle, cette formule devient dominante au cours du XVème siècle.

Speculum humanae salvationis, vers 1350, Cod. Karlsruhe 3378 fol 140

Voici le seul exemple du XIVème : les deux scènes partagent la même symétrie centrale, mais la mise en parallèle est impossible :

  • Saint Jean Baptiste et Marie se trouvent au dessus des deux bons serviteurs ;
  • au dessus du mauvais on ne trouve pas les Damnés, mais deux autres saintes figures : une sainte femme et Saint Jean l’Evangéliste.

Speculum humanae salvationis, 1432, fait à Innsbruck, Madrid, Biblioteca Nacional de Espana, Vit. 25-7 fol 36v

Ce très beau manuscrit autrichien laisser toute sa place à un extraordinaire Jugement dernier panoramique qui se déploie entre la porte du Paradis et celle de l’Enfer (très semblable au Jugement dernier de Lochner, vers 1435). C’est sans doute pour gagner de la place que la Parabole se réduit à une composition non symétrique, avec deux serviteurs seulement. On appréciera le détail des cadenas, celui du haut pour la chaîne, celui du bas pour le carcan.


Speculum humanae salvationis, 1430-50, Oxford, Bodleian Library Douce 204, fol. 40r

Ce manuscrit d’origine espagnole est très efficace dans sa représentation de l’Enfer, avec les gouttes de sang faisant écho aux flammes. On retrouve pour la Parabole la même composition non symétrique, qui coupe court à toute comparaison. S’agissait-il d’éviter une sorte de sacrilège visuel, qui mettrait le Sauveur en équivalence avec un bourgeois fortuné ?

Speculum humanae salvationis, 1430-50, Oxford, Bodleian Library Douce 204, fol. 40r

Il n’en est rien, puisqu’on trouve dans le même manuscrit ce parallèle parfaitement assumé entre le Christ flagellé et Achior attaché à un arbre.



L’intérêt de cette composition dissymétrique est sans doute sa compacité, avec la possibilité de regrouper les phylactères des deux dialogues.

fol 80v fol 81r

Speculum humanae salvationis, vers 1440, Copenhagen, Kongelige Bibliotek GKS 79

Ce Jugement Dernier est conforme au standard des Livres d’Heures du XVème siècle :

  • disparition de la mandorle,
  • développement de l’arc-en-ciel dans un grand paysage,
  • apparition du globe terrestre sous les pieds du Seigneur.

L’illustrateur a conservé entre les deux images un parallélisme purement graphique : les deux compositions sont centrées autour d’un personnage trônant (le Christ sur l’Arc en ciel, le maître sur son coffre), mais il n’est pas possible de mettre en rapport :

  • d’un côté la Vierge et Saint Jean Baptiste,
  • de l’autre les deux bons serviteurs et une sorte de pilori à deux places, où le mauvais serviteur a rejoint un voleur professionnel (introduit par raison de symétrie).

Les phylactères sont une adaptation libre du texte de Matthieu. De gauche à droite :

  • Seigneur, voici tes cinq talents
  • Seigneur, voici tes deux talents
  • Merci bien, bon serviteur (euge serve bone).
  • Serviteur paresseux et mauvais, jetez-le dans les ténèbres extérieures (serve piger et nequa, eicite in tenebras exteriores)

Speculum humanae salvationisn vers 1450, Saint-Omer Bibliothèque municipale 183, fol. 40r
Speculum humanae salvationis, 1450-60, Berlin, Kunstbibliothek CD 1 R (formerly Lipp. 403), fol. 44v
Speculum humanae salvationis , vers 1460, Chicago, Newberry Library 40, fol. 40v

Dans la seconde moitié du siècle, le parallélisme médiéval se démode, et les deux scènes sont de plus en plus vues comme décorrélées : les artistes récupèrent ainsi, face à la standardisation croissante de la scène du Jugement, une nouvelle liberté dans celle de la Parabole.

Le Mirouer de la redemption de l’umain lignage, 1493-94, BNF VELINS-906 fol157r Gallica

A l’issue de cette évolution, c’est l’image de la Parabole, devenue totalement indolore, qui finit, dans l’autre sens, par s’imprimer dans celle du Jugement : ici les trois serviteurs aux pieds d’un roi débonnaire se transposent en trois rois aux pieds d’un Enfant Jésus peu vindicatif.


La formule sans punition

Cette variante assez rare évacue la punition : elle montre le moment juste avant le Jugement (ce qui supprime de fait l’idée commune entre les deux scènes) : les serviteurs rendent ses pièces au maître et le mauvais serviteur est présenté comme un maladroit plutôt que comme un malfaiteur.

Speculum humanae salvationis, 1415 -1425, Kanonie sv. Petra a Pavla 80, fol. 44v.

La disposition verticale facilite la décorrélation entre les deux scènes. Impossible ici de mettre en correspondance :

  • le Christ en lévitation avec le Maître les pieds sur terre ;
  • les deux petites âmes du centre avec le mauvais serviteur, qui se contente de cacher son embarras sur le bord gauche.

Speculum humanae salvationis, vers 1485, BNF fr. 6275, fol. 41v

La même décorrélation vaut aussi pour la disposition horizontale : plus aucun rapport entre la grande scène apocalyptique et le retour paisible des espèces dans une ville bien réglée, où le « mauvais serviteur », en rouge, est simplement un jeune homme qui n’a pas l’expérience de ses deux aînés (un vieillard et un homme mûr).

Speculum humanae salvationis, vers 1440, St. Gall, Kantonsbibliothek, VadSlg Ms. 352,1-2 fol 78

Terminons sur cette version suisse particulièrement créative qui fait totalement l’impasse, tel un contrat bien rédigé, sur tous les côtés négatifs :

  • à gauche, six corps sortent de terre avec les mêmes gestes ostensibles de prière que Marie et Saint Jean, leurs avocats (on comprend que le jugement sera favorable) ;
  • à droite six serviteurs circulent, chargées de bourses qui semblent de plus en plus lourdes, tels des investisseurs satisfaits.

C’est le moment de rappeler une divergence entre les deux formes de la Parabole, quant à la récompense des deux collaborateurs efficaces :

  • chez saint Matthieu, elle est honorifique : « entre dans la joie de ton seigneur » ;
  • chez Saint Luc, elle est plus substantielle : dix villes et cinq villes.

Confronté à cette divergence, l’illustrateur a imaginé une troisième solution, très logique et qui satisfait tout le monde :

  • en bas défilent, montrant leur gain au Seigneur, le super-investisseur, le moyen et le nul ;
  • en haut, deux ont l’honneur de rendre en main propre son capital au Seigneur, tandis que le dernier de l’équipe se contente de remettre tristement dans le coffre la somme qu’il n’a pas su arrondir.

hop]

Synthèse

Les deux scènes du Jugement dernier et de la Parabole des Talents forment un des couples les plus robustes du Speculum Humanae Salvationis :

  • théologiquement, elles se suivent dans l’Evangile de Mathieu et sont liées par l’idée de Jugement ;
  • graphiquement, elles se prêtent toutes deux à une composition centrée, qui facilite la mise en parallèle.

Pourtant, durant les cent cinquante ans où on peut la suivre, leur iconographie comparée est celle d’un divorce et d’une édulcoration croissante : même parmi les illustrateurs qui conservent la chaîne ou le carcan (image toujours sympathique aux yeux d’un riche commanditaire), plus personne n’assimile le mauvais serviteur à un damné, ce qui semblait tout à fait légitime au siècle précédent.

La minoration, de plus en plus fréquente, de la faute du « mauvais » serviteur, trahit sans doute une gêne croissante par rapport aux aspects déplaisants de la Parabole, sa cruauté et son cynisme, que seules des contorsions théologiques ont réussi à concilier avec le message évangélique.

Références : [0] https://iconographic.warburg.sas.ac.uk/vpc/VPC_search/subcats.php?cat_1=14&cat_2=812&cat_3=2903&cat_4=5439&cat_5=13111&cat_6=9930&cat_7=3297 [1] Pour la traduction française : J.Pedrizet, « Speculum humanae salvationis: texte critique, traduction inédite de Jean Miélot (1448): les sources et l’influence iconographique principalement sur l’art alsacien du XIVe siècle, Vol I, p 157 http://perdrizet-doc.hiscant.univ-lorraine.fr/doc/Lutz_et_Perdrizet_1909-Speculum_humanae_salvationis_TI.pdf [2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Parabole_des_talents#:~:text=Celui%20qui%20avait%20re%C3%A7u%20cinq,dans%20la%20joie%20de%20ton [3] https://www.pauljorion.com/blog/2017/05/28/piqure-de-rappel-la-parabole-des-talents/