Publié en 2015 chez Actes Sud, "Boussole", sixième roman de Mathias Énard, et prix Goncourt la même année, est un long monologue nocturne : le musicologue viennois Franz Ritter, passionné par l'Orient, souffre d'insomnie et attend la confirmation d'un horrible diagnostic qui va le condamner ; durant toute une nuit, il évoque ses voyages à Téhéran, Istamboul, Damas et Alep, avant que la guerre ne détruise la Syrie, et surtout, son amour pour Sarah, une chercheuse qui s'intéresse à ce que l'Orient a apporté à l'Occident, et réciproquement.
La boussole, qui donne son titre au roman, est un étrange objet offert par Sarah à Franz, qui, au lieu d'indiquer le Nord, est réglé pour montrer, inexorablement, l'Est...
Il est étrange et émouvant que le livre s'ouvre sur le nom du grand écrivain Sadegh Hedayat, auteur de la Chouette Aveugle, et qui se suicida à Paris en 1951 ; et que l'on rencontre ces noms de poètes qui ont accompagné un instant notre jeunesse : Hafez, Khayyam... (Saâdi, curieusement, est absent, comme la ville d'Ispahan, où jamais ne vont nos voyageurs...)
Et quelle merveilleuse érudition, qui ranime sous nos yeux tant d'hommes et de femmes oubliés, Aloïs Musil ou Annemarie Schwarzenbach... Mais en même temps, Mathias Énard ne cache rien de la légende noire de ces savants orientalistes, leur mélancolie, leur folie, leurs tendances morbides - combien sont morts fous, opiomanes, dépressifs... et aussi, ce qui est plus troublant, la collusion de bon nombre d'entre eux avec les thèses les plus abjectes du racisme, voire du nazisme : de Gobineau au clan Wagner, de Listz lui-même... On peut trouver une certaine parenté entre Boussole et Remonter l'Orénoque, du même auteur : Youri, excellent chirurgien, homme de grande culture, mais hanté par la mort et la destruction, pourrait être un cousin de ces Orientalistes voués à un destin tragique, comme Morgan, le directeur de thèse de Sarah, passionnément amoureux jusqu'à la destruction...
C'est un livre précieux, incroyablement enrichissant, qui ressuscite la Syrie aujourd'hui disparue, le Téhéran immédiatement avant et après la Révolution islamique... mais aussi Paris, Vienne, les milieux universitaires européens, dans leur grandeur et leur petitesse...