Dans un précédent billet, j'avais expliqué la différence entre finance et financiarisation, la deuxième n'étant finalement que la forme parasitaire de la première, en ce qu’elle met l’ensemble des activités productives sous la coupe des puissances financières (investisseurs, marchés, fonds...), avec la complicité active ou résignée du politique. Aujourd'hui, j'aborderai en complément les dégâts provoqués par cette financiarisation sur les entreprises et les travailleurs.
Le rendement des fonds propres
La rentabilité exigée par les actionnaires est le plus souvent mesurée par un indicateur simple - trop simple ! - appelé ROE, défini comme suit :
Et dans la plupart des pays, dont la France, le ROE attendu par les actionnaires est très élevé au regard des taux d’intérêt à long terme sans risque :
[ Source : Natixis ]
L'entreprise au service de la rente des actionnaires
Évidemment, pour satisfaire une telle rentabilité à court terme, les entreprises se sont lancées dans un processus d'autodestruction. Ainsi, les projets d'investissement à horizon trop lointains sont à bannir, puisque l'actionnaire n’est guère prêt à attendre 5 ans pour récupérer les fruits de l'investissement, ce qui peut conduire une entreprise à se priver d'opportunités de croissance dans le futur. Et afin que chaque actionnaire puisse satisfaire son besoin irrépressible de contrôler les comptes de l'entreprise, les sociétés cotées sont sommées de publier au moins tous les trimestres leurs états financiers.
De même, comme l'affirmait avec justesse Peter Drucker, "there is no profit unless you earn the cost of capital”, ce qui signifie que dans une économie financiarisée l'entreprise n'est plus seulement sommée de faire du résultat net, mais encore de dépasser le coût du capital utilisé (emprunts et titres financiers) appelé WACC (Weighted Average Cost of Capital) dans le jargon. C'est ce qui permet de comprendre pourquoi des entreprises qui font du profit annoncent néanmoins des plans de licenciements : ce sont les licenciements boursiers du type Renault à Vilvorde ! L'entreprise financiarisée se doit donc d'être à l'image du surhomme néolibéral, afin de s'adapter à son environnement pour dégager toujours plus de rentabilité : sans graisse, flexible, toujours en mouvement ! Le patron de Danone est d'ailleurs en train d'en faire les frais...
À défaut de pouvoir disposer du temps et des fonds nécessaires pour innover, les entreprises ont dès lors privilégié les rachats de brevets ou de sociétés innovantes, avec le splendide résultat que nous voyons en France avec Sanofi : en rade sur le vaccin contre la covid-19, l'entreprise a choisi de réduire ses effectifs (dont ceux de la recherche !), mais d'augmenter le dividende versé à ses actionnaires ! Au reste, l'innovation n'a souvent comme seul but que de permettre de raccourcir le cycle de production/consommation, afin de coiffer au poteau les concurrents. D'où une forme obsolescence programmée devenue la règle, afin de faire gonfler le chiffre d'affaires !
Les travailleurs comme variable d'ajustement
Bien entendu, l'entreprise financiarisée se retrouve bon gré mal gré ravalée au rang de simple boîte noire distributrice de dividendes. Et cela a forcément un impact en amont sur la répartition des revenus entre profits et salaires, au détriment des seconds. Cela peut se voir sur le graphique ci-dessous, qui montre que le partage des revenus au sein de la zone euro se déforme structurellement en faveur des entreprises et donc au détriment des salariés :
[ Source : Natixis ]
Si les actionnaires concédaient une baisse de leurs exigences de ROE, il serait a priori possible d’accroître au moins les bas salaires. Mais cela a autant de chance de se réaliser que la venue du père Noël par la cheminée. Tout d'abord, les rentiers de la Bourse n'ont aucun intérêt financier (la solidarité n'a jamais été une vertu à la Bourse...) à arrêter le dépeçage de la bête tant qu'il reste encore du gras. De plus, en régime capitaliste le salaire est réputé être le vrai prix du travail fourni, ce qui revient à dire que la main invisible du marché rétribue chacun à sa juste contribution sans qu'il y ait lieu de s'en soucier. De l'art de fabriquer des pauvres à défaut de chômeurs...
Face à ce problème social majeur (flexibilisation à outrance, exigence de productivité qui mine la santé mentale, perte de sens du travail, salaires à la peine...), la réponse a trop longtemps été la hausse de l'endettement des ménages, avec l'hyperconsommation comme calmant. Mais avec le ralentissement de l'économie à la suite de la crise liée à la covid-19, les États seront contraints d'augmenter les politiques de redistribution (assurance chômage, allocations pour lutter contre la pauvreté) pour tenter d'éviter la conflagration sociale. Mais en même temps, les finances publiques sont sous le coup des marchés financiers, qui exigent des gouvernements une baisse de la dette publique.
On marche sur la tête en raison d'un système économique vicié ! Émile Durkheim parlait d'anomie au XIXe siècle pour caractériser une telle situation de dérèglement social, qui selon lui résulte de la division du travail d'où découlent l'isolement des individus et la régression de la solidarité. Le pis est que cette anomie, provoquée par la financiarisation de l'économie, a reçu l'assentiment des gouvernements qui mènent tambour battant des politiques néolibérales... au nom de l'intérêt général !