(Note de lecture), Cédric Demangeot, Promenade et guerre, par Pierre Vinclair

Par Florence Trocmé


(Promenade et guerre paraît un mois après le décès de Cédric Demangeot. Le présent article n’est qu’une modeste recension, ne prétendant pas se substituer aux hommages nécessaires des amis et des proches. Il s’agit seulement d’inviter les lecteurs à lire ce livre étonnant de puissance incisive)
Si Promenade et guerre travaille les thèmes qui innervent généralement la poésie de Cédric Demangeot — la mort, la révolte, la douleur, la poésie, la vérité, l’enfer — il le fait selon des modalités qui les déplacent ou plus exactement, qui en accélèrent l’expression. L’écriture se fait plus urgente, cavalant de vers en vers et d’image en image, comme si, plus que se complaire dans les rets de visions morbides, elle s’appliquait à décharger le maximum d’énergie ; une énergie étrangère à tout arrière-monde, riant à la face du malheur et capable d’en exposer le corps dans une agilité n’ayant aucun compte à rendre, dénuée de tout ressentiment — mais n’excluant pas la lucidité la plus aiguë. Le poème n’est alors qu’une figure soufflée,  mais précise, dansante à la surface de la matière — or il n’est d’esprit que dans ce souffle et c’est là qu’il faudra chercher une signification :
je ne fais que retourner un peu de terre
au fond de l’esprit
L’ensemble qui ouvre le livre est surprenant dans sa manière de travailler la méditation sur l’enfer des choses, en la prenant de court dans des fables dégingandées, faits divers rêvés ou cauchemardés en poèmes, pièces narratives pulsant dans une prose que le rythme du vers démanche ou déboîte sans la ralentir. La deuxième section, qui donne son titre au livre, n’hésite pas à sauter d’une langue à l’autre — français, anglais, tchèque — dans une conversation (avec des proches ou avec des auteurs dont Demangeot a pu traduire les œuvres) qui ne s’embarrasse pas d’explications. Comme s’il n’y avait rien à ajouter à ce qui est dit : tout vit sur une surface qui n’est le revers d’aucune profondeur : « et ça n’a pas lieu d’être mieux dit », prévient un vers. Cette superficialité du poème implique que son sens ne se trouve dans l’autorité extérieure d’aucune intention : il est tout entier sur la page sans épaisseur du livre. Le chant final d’Un enfer disait déjà : « matière de / papier : matière / de corps ». Ici, la « peau du détruit » (c’est le nom de la troisième section) énonce la condition du poème. Papier de cicatrices, sinon inscription à même l’os de la parole, il prend en tout cas de vitesse la pensée :
la peau
ne parle pas
la peur
ne pense pas
c’est un impensé qui parle, c’est
Pour autant, quoique incarnant une forme d’envers ou de revers à la pensée, le poème de Demangeot sait parfaitement — on le voit bien — énoncer sa propre loi. Beaucoup des pièces de Promenade et guerre sont, ou au moins incluent, un « art poétique » explicite. Ainsi le premier poème de la section intitulée « Méduse noueuse » :
— ça commence toujours
par un trou. De mémoire
ou d’animal. Sous un ciel
frappé de rouille. Un jour
où le langage ne se supporte plus. Ça
commence par un aphte, une prière
prononcée de travers, nœud noir
ou glaire d’étranglement — 
Sans se départir de l’inconséquence qui signe son refus du « langage », le poème lance une boucle de réflexivité à la surface de sa propre superficialité : trou dans la peau, aphte sur la langue — jeu de mots, slip of the tongue — il accuse aussi sa parenté avec la prière, fût-elle prononcée de travers : ce qui se joue, dans ce relief minime, c’est peut-être le mystère même du sens — qui rend l’existence à la fois un drame habitable et une tragédie invivable. L’animal « écrasé de sens » (comme l’écrit Demangeot) trouve alors dans le poème une sorte d’exorcisme où il peut à la fois s’en décharger dans le jeu d’une promenade absurde (« je suis comme la belle au bois dormant ») et le régénérer en retrouvant, dans sa guerre avec le langage, le tour de magie transformant quelques signifiants impuissants en vision profonde. Le premier poème du livre énonçait déjà un « sortilège ». Une des pages de la dernière section se termine ainsi :
ceci n’est pas un poème
c’est un ovule à fragmentation
que je dépose à l’entrée du temple
Promenade et guerre, surface et sens, inconséquence et rite, le poème incarne cette ambivalence qui est la vérité de notre condition d’animal humain. Le lecteur doit aussi l’habiter (inconfortablement certes) plutôt que de « chercher à comprendre », en descendant à son tour à hauteur de mots, sur le plan de la langue :
ne dis pas je
ne comprends pas : considère
le développement de l’œuf
les ramifications de l’un
détruit, son insinuation
dans l’inconnu de la matière, le noir
pétrin, la poudre, la poussière
et la rage d’une forme animale laissée
seule au râtelier d’inquiètement :
descends — d’un degré — voir
l’objet vie convulser &
disparaître dans le
cornet que voici
: n’as-tu pas
senti passer
entre le calcaire
et la soi des tempes
une lame extrêmement fine
et son imperceptible grincement de ver
ité ?
Le poème de Demangeot ne ménage pas son lecteur, sa manière n’est pas complaisante. Et pourtant, il s’adresse à lui. Il ne lui épargne ni les idées ni les images ni les ruptures (passant du concret à l’abstrait, du général au particulier, du connu à l’inconnu) les plus brutales ; ni l’odeur du sang, ni le goût du désastre, ni la dénonciation humiliante des arrangements suspects ; il est souvent chargé d’un humour noir déconcertant, choquant ; sa réflexivité même paraît parfois excessive — malgré tout, comme le plus superficiel et le plus profond passent l’un dans l’autre, cet excès est justement l’expression d’une empathie paradoxale. Son coup de poing est une main tendue, sa fulgurance une caresse, le face à face de la guerre une promenade, côte à côte. Puisque l’action du poème, à la fois dérisoire et implacable, nous libère autant qu’elle libère son auteur, en condamnant les évidences anciennes : sa cruauté est en partage. Si elle ne se fait pas, même, don absolu. Car son agression n’est suivie d’aucun « retour de lecteur » pour l’assurer qu’elle n’est pas qu’une fiction, l’ombre de son propre échec. À sa souveraine cruauté ne répond qu’un silence —
& ce geste en pure perte de rage
et cruelle compassion
dont je risque avec toi l’échec
ce geste d’agiter un lambeau d’être
en remuant l’argile
illumine les matières impensées que la
danse a déposées
dans les os.
Pierre Vinclair
Cédric Demangeot, Promenade et guerre, Flammarion, 2021, 240 p., 18€. En librairie le 24 février 2021.
On peut lire ces extraits publiés récemment dans l’anthologie permanente de Poezibao.