Terre aplatie et écrasée, Terre confinée, Terre malmenée et rapiécée.
Pourtant l’homme renverse, se renverse et imagine le renversement, il aime aussi le désordre et le pas de côté, la bascule et la dégringolade. Sortie, fuite, digression : c’est depuis la marge que l’on pourra sans doute s’arracher à l’ennui, sur lequel, désormais, on écrit des traités fastidieux et néanmoins fréquemment réédités. « L’ennui était-il une maladie ? Une erreur ? Une faute ? Une fatalité ?/L’ennui avait-il des causes psychologiques ? Des causes sociales ?/ Y avait-il des remèdes à l’ennui ? ». Désir entêté et entêtant de renversement donc, et de jouer, notamment, avec les mots. Ainsi ces moments de bascule permettent souvent de poser des questions poétiques, éthiques et politiques. Renversements intimes, renversements de pensée, renversements de perspectives qui passent par le prisme des mots : avec eux on finit toujours par se déplacer, voyager et explorer. C’est reparti ! « dire les mots/brandir les mots/pousser des mots/escamoter des mots/oublier des mots/rêver des mots/signifier des mots/interdire des mots/empêcher des mots/heurter des mots/hahahaha des mots/les mots/les mots/par exemple je peux écrire : un mt, un/mouvt, un mouvement/tout le monde comprend/traduire un mot, des mots/hourra les mots/le réel des mots/la pensée des mots/vive les mots/fiction des mots/sexe des mots/corps des mots/tout et rien des mots/des mots et des histoires/la dimension romanesque/le vélo/la mobylette/let’s go ». Sentiments et émotions bouleversés, corps à l’envers, c’est en marchant, aussi, sur les mains, les pieds en l’air, que l’on voit autrement. L’ennemi « invisible » prend alors la forme qui nous permettra de le combattre et de nous extraire du ressassement et du ressentiment : « mes ennemis je les connais, je les connais/je les vois/et cet ennemi invisible, alors ?/c’est ça/s’il est invisible/c’est clair/il est partout/partout, partout, partout/je suis tellement fatiguée/ça me prend la tête/je ne peux faire confiance à personne/les enfants ont bien de la chance/ils ne s’occupent pas de tout ça/des ennemis invisibles ». Cesser de réclamer justice et réparation, refuser la comparaison systématique avec l’autre, abandonner la plainte. Faire, plutôt, le choix de la subjectivation et de l’engagement, se battre contre l’ennemi, s’en défendre, tout en acceptant de ne pas le supprimer. Accepter la dimension du risque. Tous ces éléments rappellent ainsi les analyses proposées très récemment par Cynthia Fleury quand elle commente Nietzsche dans Ci-gît l’amer. Parler, écrire, c’est mettre ou remettre à l’endroit, adopter une autre perspective, repérer le dominé dans le dominant ou faire apparaître le dominant à venir chez le dominé. Regarder ailleurs et être de nouveau traversé par l’étrange et l’inconnu : voici l’une des expériences que vivent les voix qui sont réunies dans ce dernier livre choral.
Toutes ces voix pourraient être les vôtres, les miennes, et celles du lecteur en qui je cache l’autre : il y a cette femme qui sort du cinéma et qui éprouve sa liberté, cet homme qui rencontre une petite fille, Marylou, et auprès de laquelle il retrouve le goût de l’aventure et le sens de la curiosité, cet acteur, enfin, qui se raconte et rencontre à partir de Kafka. Parler, raconter, dire, introduire de la fiction, c’est expérimenter qu’il est possible de tout penser — et peut-être de tout espérer panser. Ainsi Cassavetes, Rossellini, Fellini et Welles, mais aussi Chaplin et tous les westerns de Ford, nous rappellent que la métamorphose, les métamorphoses, sont le propre de l’homme. Par ce devenir on explore et on rencontre, on propose un conte ou une légende qui permet de faire tenir ensemble deux contraires, « deux choses contradictoires » : la souffrance et le rire, le désespoir et l’élan, la gravité et le burlesque. Plutôt que la solution hégélienne, qui consiste, par la synthèse et le système, à fermer et conclure, Leslie Kaplan multiplie les plans et les mondes, « le monde et son contraire ». Et, plus que jamais, du fait sans doute de la dimension orale et théâtrale de ces envois, elle s’adresse à chacun d’entre nous et nous décolle de nous-mêmes. On n’est pas tant « séduit » que « conduit ». On reçoit, on prend, on avance. Elan et allant !
Anne Malaprade
Leslie Kaplan, L’Aplatissement de la Terre suivi de Le Monde et son contraire, POL, 2021, 232p., 15 euros.
Sur le site de l’éditeur, vidéo et possibilité de feuilleter quelques pages du livre.