3 Symbolisme moléculaire

Publié le 25 février 2021 par Albrecht

Ces deux oeuvres extraordinaires que sont les Epoux de Londres et l’Annonciation du Louvre ne sont pas tout à fait uniques : elles se rattachent à une catégorie très fermée que j’ai découverte (ou inventée).

Article précédent :  2 Du lit marital au lit virginal


Le symbolisme « atomique »

Introduit par Panofksy à propos des Epoux Arnofini, le « symbolisme déguisé »  a subi le sort habituel des paradigmes en l’Histoire de l’Art : admiré, imité, puis décrié [1]. Il consistait à reconnaître, derrière les objets quotidiens que les Primitifs flamands peignent avec un réalisme inégalé, une intention symbolique.

Ce qui rend ces analyses discutables est leur caractère partiel et fluctuant : un mot isolé peut être polysémique, tandis la phrase qui le contient l’est moins. Ainsi nous avons vu dans les articles précédents que les oranges  n’ont pas  le même sens dans une scène profane ou dans une scène sacrée.

Cette manière d’extraire les symboles un par un pour les étudier isolément, sans tenir compte de leur positionnement dans l’image, pourrait être baptisée : le symbolisme atomique.


Le symbolisme « moléculaire »

Cette notion consiste à reconnaître que les symboles ne fonctionnent pas isolément, mais dans un champ de forces mutuel, un peu comme les pièces d’une partie d’échec.

Elle ne concerne malheureusement que des oeuvres de très haut niveau, par des artistes majeurs, et sur un siècle environ, disons entre 1430 et 1530 :

  • avant, les moyens techniques n’étaient pas à la hauteur, même si la réflexion symbolique l’était ;
  • après, les artistes se sont lassé du casse-tête qu’elle exige, pour une reconnaissance limitée.

Il se peut aussi que la catégorie d’amateurs susceptibles de comprendre et d’apprécier ce jeu expert à plusieurs bandes, ait culminé à la fin du Moyen-Age, et se soit raréfié après.


Les objets organisateurs

Les époux
Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres Melencolia I
Dürer, 1514

Dans cette catégorie extrêmement exigeante (je ne connais que ces deux exemples), un objet indique comment lire l’ensemble de la composition, et ce de manière multiple.

Voir 1 Les Epoux dits Arnolfini

Voir La page de MELENCOLIA I


Les méditations organisées

Dans cette catégorie, il n’y a pas de clé de lecture pour l’ensemble de la composition. Mais des lignes de force et des symétries, bien marquées, permettent au spectateur de repérer les thèmes, superposés comme dans une polyphonie.

Triptyque de Mérode
Atelier de Robert Campin, 1427-32, Musée des Cloisters, New York

L’oeuvre majeure de cette catégorie superpose, à l’Annonciation, les thèmes connexes de l’Incarnation, de la bascule entre Ancien et Nouveau Testament, et du piège tendu au démon.

Voir 1.1 Un monument de l’Histoire de l’Art

Annonciation
Van der Weyden (attr), vers 1434, Louvre

Ici deux thèmes seulement : Annonciation et Incarnation

Voir 2 Du lit marital au lit virginal

Annonciation avec deux donateurs inconnus
Fra Filippo Lippi, vers 1440 , Galerie nationale d’art ancien, Palazzo Barberini, Rome

Une méditation réglée par le motif du voile.

Voir 7-3 …à droite: la spécialité des Lippi.


Les édifices symboliques

Annonciation
Robert Campin, 1420-25, Prado, Madrid

Une cathédrale en construction comme raccourci de l’histoire sainte.

Voir 5.3 L’Annonciation du Prado).


Nativité
Robert Campin, vers 1425, Musée des Beaux Arts, Dijon

Une crèche comme décor à surprises pour un mystère médiéval.

Voir 1 Soleil en Décembre.


Les paysages symboliques


Le repos pendant la fuite en Egypte
Patinir, 1518-1520, Prado, Madrid

De la Judée à l’Egypte, plusieurs parcours se superposent.

Voir 1 Chacun cherche son nid.

Loth et ses filles
Anonyme anversois, vers 1525-1530, Louvre

Génération et destruction.

Voir Loth et ses filles


Les résurgences du symbolisme « moléculaire »

Après son âge d’or, ce mode de composition, qui allait de pair côté spectateur avec une éducation de l’oeil soutenue par une pensée analogique, est pratiquement abandonné par les artistes, et oublié par le public.

Il est néanmoins réinventé, de loin en loin, par des artistes francs-tireurs.

L’objet organisateur


Le repos pendant la Fuite en Egypte
Véronèse, vers 1580, Ringling Museum of Art, Sarasota.

Un reliquat de ce procédé subsiste dans cet arbre de Véronèse, à titre plus ludique que mystique.

Voir Les anges dans le palmier


Les paysages symboliques


La pie sur le gibet
Pieter Brueghel l’Ancien, 1568, Musée régional de la Hesse, Darmstadt

La technique du paysage symbolique, ici particulièrement cryptée, est ressuscitée par Brueghel pour des raisons de prudence politique.

Voir La pie sur le Gibet


Paysage avec pavillon,
Caspar David Friedrich, 1797, Kunsthalle, Hamburg

Longtemps après, on peut encore déceler dans ce dessin de jeunesse de Caspar David Friedrich, l’ambition d’un paysage composé comme un discours.

Voir  1 Le coin des historiens d’art.

Vue de l’atelier de l’artiste
Caspar-David Friedrich, 1805-1806 Vienne, Kunsthistorisches Museum

Et dans ce pendant un « autoportrait en atelier ». 

Voir 1 Un regard subtil.


Les pendants

Mais la technique, plus simple à manier, qui va redonner du grain à moudre à ceux qui apprécient les appariements graphiques, est celle des pendants : l’idée est que chacun des deux tableaux à sa signification autonome, mais que l’homme de goût y trouvera, en les comparant, une signification augmentée.

Tous les pendants fonctionnent sur ce principe, le plus souvent pour un secret de polichinelle. Mais quelques artistes ont poussé particulièrement loin le procédé,


Diane à la fontaine surprise par Actéon Diane et Callisto

Titien, 1556-1559 , National Gallery, Londres et National Gallery of Scotland, Edimbourg

Ici deux scènes classiques de la mythologie de Diane sont mises subtilement en écho, à la fois pour l’oeil et pour le sens.

Voir Les pendants de Titien.


Gabriel Metsu, 1662-65, National Gallery of Ireland, Dublin

Le sujet à la mode (écrire une lettre et la lire) couvre une réflexion théorique sur le fonctionnement de l’Humain, esprit, âme et corps.

Voir 1.1 Diptyques épistolaires : les précurseurs


Le géographe
Vermeer, 1668-69, Städelsches Kunstinstitut, Francfort-sur-le-Main L’astronome
Vermeer, 1668, Louvre, Paris

Un pendant controversé, mais qui fonctionne si bien… 

Voir Les pendants supposés de Vermeer 


Le pendant imbriqué

Les fileuses (Las Hilanderas)
Vélasquez, 1657, Prado, Madrid

Ce tableau est le seul de sa catégorie : le principe du pendant, poussé à l’extrême, fonctionne avec un seul tableau, et c’est la mise en relation de deux parties de la composition qui donne la clé de l’ensemble.

Voir Un pendant très particulier : les Fileuses


Ces quelque oeuvres surplombantes sont à proprement parler des « Mystifications » : au sens de fabrication d’un mystère pour infuser une mystique.


Références : [1] Pour une remarquable synthèse sur cette évolution, par un des ses acteurs engagés, voir l’article de Craig Harbison, Iconography and Iconology, dans
« Early Netherlandish Paintings: Rediscovery, Reception, and Research », publié par Bernhard Ridderbos, Anne van Buren, Henk Th. van Veen, Henk Van Veen, p 378 et ss