Clayton Eshleman, 1935-2021
Clayton Eshleman était de l’espèce des navigateurs au long cours.
On permettra au traducteur d’évoquer ici un aspect attachant de sa personne. Nous sommes plusieurs à avoir souvent croisé le fer avec lui sur des points de détail, lors de travaux à voix alternées, et nous connaissions ses exigences de précision. Mais ce qui aujourd’hui met en branle le souvenir est d’ordre plus intime, plus essentiel, selon ses vues à lui. Sa vision, même, au plus profond des choses.
Je relis la lettre que cite Michel Deguy à la fin de Made in USA (Seuil, 1978) ; elle date d’octobre 1976, et Clayton vient d’achever son recueil What She Means. Le principe de condensation est là déjà pleinement actif, mais le plus dense est à venir encore.
La lettre dit à l’ami : Daily I brood on how to get back to the Dordogne caves, « Pas un jour où je ne rumine la façon de revenir aux grottes de Dordogne. » Là fut en effet le lieu de l’accomplissement. Devaient suivre de nombreux volumes aux titres explicites, entre autres : Hades in Manganese, Hotel Cro-Magnon, Juniper Fuse… Clayton, examinant à la lampe frontale, scrutant la marche erratique du monde, s’était définitivement saisi du bâton de genévrier carbonisé pour tracer sur la paroi de la caverne les linéaments, les ratures, les traits pertinents de l’aventure humaine – signes & charmes, points obscurs en ligne, spectres animaux, cupules creusées au doigt par l’ancêtre évanoui dans les siècles mais hantant à jamais le cours de la rivière & la falaise.
Cette rumination, cet appétit des cavernes où l’être va obstinément sonder sa source mémorielle, j’en ai été le témoin, et je reste reconnaissant à Clayton de m’avoir fait parcourir avec lui une partie du chemin. Il faut dire que notre première rencontre se fit à la porte même de la grotte de Lascaux – le désir de Clayton était d’aller se mesurer (le terme olsonien, lui comme moi l’aurions employé, n’est pas excessif) avec la figure chamanique de l’homme-oiseau en catalepsie face au bison au fond du Puits, ne fut pas exaucé ce jour-là, il était impossible de descendre.
Nous avons suivi la Vézère, attentifs aux accrocs du paysage, là où les êtres du jadis avaient inscrit à l’évidence leur toujours-présence. Nous avons séjourné à l’Hôtel Cro-Magnon, à deux pas du trou : je n’ai jamais dit à Clayton que cette vénérable cavité, je l’avais découverte plus tard servant de garage à un tracteur agricole, avant que ne s’installa une échoppe de souvenirs en peluche – il détestait le tourisme et ses nigauderies. Les derniers temps ! Parmi les ultimes messages que j’aie reçus, des regrets de ne plus pouvoir voir ce qu’il faut voir dans le ventre matriciel.
Et puis ceci : un jour (je revenais d’un séjour dans le Southwest, et nous étant retrouvés aux alentours du château des Milandes, nous feuilletions des brochures que j’avais ramenées, en écoutant Peggy Lee chanter Black Coffee – Clayton dans sa jeunesse avait joué en compagnie du frère du pianiste de jazz Bud Powell), et comme nous regardions les cartes des territoires alloués aux nations indiennes, et leur rétrécissement depuis l’époque des traités, j’ai vu Clayton au bord des larmes
Nous nous souviendrons de l’inlassable prospecteur des tréfonds de la conscience humaine des destins inscrits sur les parois obscures, à la recherche d’archétypes, de figures aimantées, et de réponses à l’énigme de vivre & d’aimer. Parmi ceux qu’il considérait comme des frères en exploration, et qu’il a traduits : Artaud, Vallejo, Césaire, et aussi Deguy, Neruda. Bei Dao.
On saluera le maître d’œuvre de plusieurs revues sans lesquelles la poésie américaine n’aurait pas de sens, Caterpillar dans les années 70 (Eshleman y publia des extraits de ce qui allait devenir le H.D. Book de Robert Duncan) et Sulfur à partir du début des années 80, où se retrouvèrent les meilleurs, Eliot Weinberger, Rachel Blau Du Plessis, Jerome Rothenberg, Michael Palmer entre autres. Sulfur suivait la piste inaugurée par PO&SIE : je note que le premier numéro de la seconde offre une sélection de poèmes olsoniens, et que les premiers numéros de la revue de Clayton publiaient une partie de la correspondance d’Olson avec son mentor Edward Dahlberg.
Le Minotaure mugit du fond du labyrinthe & l’araignée-fétiche tisse les mots qui scellent une destinée. Clayton Eshleman parlait aux ombres.
Auxeméry, février 2021
Lire cette importante sélection de traductions réalisées par Auxeméry
Un choix de poèmes est paru en France en 1998, sous le titre de Hadès en manganèse, reprenant celui d’un de ses recueils majeurs (Belin, L’Extrême Contemporain).
Nous donnons ici la version de l’ultime texte sur lequel nous avions travaillé : on y trouve la plupart des thèmes qui ont animé sa pensée.
Le site Alligatorzine a accueilli plusieurs fois Clayton Eshleman.
Signalons un texte sur le site Œuvres ouvertes : Qu’est-ce qui est américain dans la poésie américaine ?
Photo © Auxeméry, Clayton Eshleman et Auxeméry, rue de Rivoli, années 2000. Cliquer sur l'image pour l'agrandir.