"La philosophie s'appuie sur une totalisation du savoir ; celui qui l'exerce a le devoir pratique de visite, et doit passer partout : au minimum, les travaux d'Hercule", c'est ce que répondait sobrement Michel Serres (dans "Éclaircissements, p. 185, en 1992) à Bruno Latour, qui - merveilleusement - l'interrogeait. Si Atlas est le porte-Terre, Latour semble avoir suivi cette humble leçon d'encyclopédisme actif, malicieux et collaboratif; au minimum, avec lui, les travaux d'Atlas !
Il y a, dans ce petit livre vif et profond, trois idées qui peuvent tout de suite intéresser un poète. D'abord, c'est parce que la raison n'a pas su "saisir ce qui permet aux vivants de rendre la terre habitable" qu'elle s'est "rendu" (avec la pollution industrielle, le réchauffement climatique, l'épuisement des sols et la surpopulation humaine), littéralement, "la vie impossible" (p.26). Ensuite, la "nature" terrestre est moins un modèle idéal qu'un laborieux compromis (entre formes de vie toutes plombées par leurs soucis constants d'engendrement, et de ressources croisées et conflictuelles), moins un principe natif que "le résultat artificiel de puissances d'agir connectées", pour le meilleur et pour le pire solidaires ("artificiel" précise-t-il, "au sens où l'invention et la liberté y sont toujours engagées - d'où les surprises à chaque pas" (p. 33). Enfin, la seule autonomie méritée serait celle des plantes, qui, comme autotrophes, peuvent subsister sans avoir à dépendre d'autres formes de vie : le seul animal alors qui prétende à l'autonomie - l'homme - ne peut donc à ce titre que se mentir à lui-même et aux autres. Il ne pourrait logiquement réaliser cette autonomie, cette autotrophie destinale, qu'en quittant ce monde de la vie (Elon Musk bientôt sur Mars, pauvre Mars ...), d'où le malicieux slogan de Bruno Latour :"Confinés de tous les pays, unissez-vous ! Vous avez les mêmes ennemis, ceux qui veulent s'échapper dans une autre planète" (p. 64) (après avoir fini de saloper leur précieuse rampe de lancement, comme si une Ascension pouvait faire l'économie d'une Crucifixion préalable).
Ces trois indications pourraient se résumer en une petite fable. Le poète en Bruno Latour lance quelque chose comme "Comment refuserais-je l'hospitalité réelle de Gaïa ? Tout le monde m'y connaît, c'est à dire devine, joue avec moi et visite".
En attendant, c'est vrai, on étouffe sous le masque ; mais on étouffe aussi sans masque, sous le nouveau régime climatique. Double confinement, apparemment sans issue ; mais "ce que le confinement a révélé" dit Bruno Latour, "faisons-le fructifier". Il ajoute :"puisque nous n'avons plus à nous transporter dans un ultra-monde, nous pouvons recommencer à chercher où nous loger ici-bas" (p. 88).
C'est que l'univers est infini, donc inhabitable ; il n'est accessible que par appareillage numérico-rationnel, donc jamais directement fréquentable. De "cet univers que l'on peut connaître", "on ne pourra jamais avoir d'expérience corporelle" (p. 31). A l'inverse, être "claquemuré", c'est être "ancré enfin quelque part" (p. 92). Ou, pour le dire plus paradoxalement encore, "curieusement, le confinement aide les terrestres à fuir hors de la fuite hors du monde" (p. 132).
Ce que notre dévastation industrielle de la Terre révèle, c'est que notre forme de vie influence la vie, ou que notre puissance humaine d'agir interfère nécessairement (puisque fâcheusement) avec toutes les autres puissances d'agir de la vie terrestre, puisque toutes sont "emmêlées, embrouillées, envasées, superposées les unes dans les autres" (p. 61). La raison humaine (c'est à dire la puissance méthodique d'explication, d'ordre et de calcul de notre esprit) peut oublier qu'elle est, elle aussi, une forme de vie quand elle s'occupe des étoiles, ou du noyau de la Planète Terre (car elle n'a alors pas à aller subsister au milieu de ce qu'elle connaît, et reste parfaitement à l'abri des conséquences de son intervention), mais ici, dans la mince couche vivable que nous partageons avec toutes les autres espèces, l'être doué de raison doit vivre là où celle-ci agit, et "nous comprenons bien que la température de la bulle d'air conditionnée à l'intérieur de laquelle nous résidons dépend de notre propre action. C'est cela le véritable confinement, ce destin que nous nous sommes collectivement choisi - sans y penser" (p. 73).
Quelques kilomètres au-dessus de nous, quelques-uns dessous, voilà tout ce dont disposent, à la surface de la Terre, les vivants depuis quatre milliards d'années. La leçon du confinement est la retraversée étroite et exigeante de nos propres confins : "les terrestres peuvent se déplacer, mais seulement aussi loin que la nappe, le biofilm, le courant, le flux, la marée montante des vivants nommés Terre ou Gaïa a réussi à créer pour les suivants des conditions d'habitabilité quelques peu durables. Pas un mètre plus loin que cet estran" (p. 40). Dans ce local pédagogique inédit, où un répétiteur particulièrement inflexible plonge notre autonomie rêvée dans son non-ravaudable caca, la géniale raison est toute étonnée de se retrouver irresponsable cancre ! Il fallait vraiment être maso, ou sotte, pour ne se saisir aussi magistralement du caillou global de la Terre que pour s'en lapider !
Quand on tient en mains un livre génial, comme est celui-ci, il ne faut pas qu'il nous lâche ; surtout si son auteur (pourtant malade, comme l'avoue avec simplicité le chapitre 10) répudie les fausses évidences d'un monde inerte (qu'il s'apprête, lucidement, à rejoindre) et refuse l'Enveloppant facile, garanti, et de contemplation mensongèrement gratuite, d'un Univers (sans chair directe, accessible seulement en distanciel, et lisible seulement "de l'intérieur de nos laboratoires, de nos télescopes ou de nos instituts, sans jamais en sortir. Sinon par l'imagination - ou mieux, par la connaissance imagée, par le truchement des images savantes", p. 24). Que chacun, tout à l'inverse, dit le chapitre 9, dessine par terre, devant les autres, comme une lucide marelle, l'exact parcours des conditions (ressources, comme obstacles) de subsistance terrestre dont il a bénéficié, et de celles que son action (ou inaction) lègue (en les pressant ou levant, stérilisant ou fécondant), et la valeur réelle de son socle de vie apparaîtra. "En décrivant pour les autres et par les autres vos interdépendances, c'est comme si le sol vous remontait dans les pieds et vous renversait sur lui" (p. 107).
Nous ne pouvons certes jamais, écrit Bruno Latour, stabiliser ce dont nous dépendons, mais nous pouvons toujours penser le présent menacé par le futur qui en dépend déjà. Nous pouvons, au moins dans la parole philosophique ou poétique, tenter de faire coïncider la pensée dans laquelle nous sommes et celle dont nous vivons. La Covid, et son "de proche en proche" tocsinal y aide.
Marc Wetzel
Bruno Latour, Où suis-je ? Leçons du confinement à l'usage des terrestres - Les empêcheurs de penser en rond, Editions La Découverte, janvier 2021, 192 pages, 15 €
Extraits (tirés du chapitre 13):
"La terre tourne, à nouveau, aujourd'hui, mais cette fois-ci sur et par elle-même et nous nous retrouvons au milieu d'elle, insérés, confinés en elle, coincés dans la zone critique, et nous n'arrivons plus du tout à y déclamer à nouveau la grande geste de l'émancipation. J'ai l'impression d'être plutôt comme du linge qui tourne dans le tambour d'une machine à laver, à tourner follement, sous pression et à haute température ! Il faut tout réinventer à nouveau, le droit, la politique, les arts, l'architecture, les villes, mais, chose encore plus étrange, il faut aussi réinventer le mouvement même, le vecteur de nos actions. Non plus aller de l'avant dans l'infini, mais apprendre à reculer, à déboîter, devant le fini. C'est une autre manière de s'émanciper. Une forme de tâtonnement. Curieusement, redevenir capable de réagir. Oui, oui, je sais bien, "réagir" et "réactionnaire" ont même racine. Mais tant pis, c'est d'aller toujours de l'avant qui nous enfermait, et c'est d'apprendre à reculer qui nous déconfine. Nous avons besoin de retrouver des capacités de mouvement, oui des puissances d'agir".
"Ce ne sont plus des tâches de développement, mais, dans la logique du confinement, des tâches d'enveloppement. Comment conserver l'idée d'émancipation, s'il faut accepter de s'insérer, de s'engager dans ces combats ? On comprend la tentation de redevenir des humains à l'ancienne et d'en rester à la précédente métamorphose, celle des "Grandes Découvertes", en célébrant l'évasion vers le cosmos infini"
"Où est le mal alors qui a paralysé les capacités d'invention en les orientant dans une seule direction hors sol ? Mais dans cette étrange perversion qui prétend orienter l'invention vers un seul but en dépassant les limites pour se projeter hors de ce monde au lieu de les tourner, ou, plus pervers encore, qui prétend instaurer le paradis sur terre. Deux formes, l'une pseudo-religieuse de sortie du monde, l'autre pseudo-séculière, de vouloir l'introduire sur terre. C'est le terrible avertissement d'Ivan Illich : "La corruption du meilleur engendre le pire". Ce n'est pas ainsi que Gaïa s'est étendue, prolongée, compliquée, instituée. C'est parce qu'elle ne cherchait aucun but qu'elle a fini par s'autoréguler partiellement. Elle s'évase, elle se disperse, elle s'égaille. En nous forçant à aller de l'avant, en rêvant de devenir des post-humains, en imaginant que nous allons vivre "comme des dieux", ne voyez-vous pas que vous nous privez de la seule puissance de réorientation qui soit : tâtonner, essayer, revenir sur nos échecs, explorer ? Dans l'ancien monde, cela avait peut-être un sens d'aller de l'avant, de cheminer vers un point oméga, mais si nous avons basculé dans le nouveau, revenu à l'intérieur des conditions d'existence dont nous sommes obligés de ravauder les restes, alors le mouvement le plus important c'est de nous pouvoir nous égailler dans toutes les directions. Si seulement nous en avions le temps (...) Vous devez vous disperser au maximum, en éventail, pour explorer toutes les capacités de survie, pour conspirer, autant que possible, avec les puissances d'agir qui ont rendu habitables les lieux où vous avez atterri"