(Anthologie permanente) James Sacré, Quel tissu se déchire ?

Par Florence Trocmé

James Sacré publie Quel tissu se déchire ? Le livre est constitué de trois parties, reprise de deux livres publiés par Olivier Brun aux Editions de la Dragonne, avec des lithographies de Djamel Meskache. Ils ouvrent ce recueil : S’il n’y a que du silence (alors intitulé Portrait du père en travers du temps) et Un effacement continué. Vient donc ensuite Quel tissu se déchire ? dont on trouvera ci-dessous quelques extraits.
2014
Il faut avoir beaucoup vu, senti, éprouvé ;
Il faut être resté assis auprès des morts.
Paroles de Rilke que rapporte Jean-Claude
Pinson
Dans un livre en forme de question.
Je n'ai pas vu ton visage apaisé
Comme a dit quelqu'un, parce que surtout
C'est rester dans ta compagnie de frère vivant
Qu'il fallait.
Il n'y a pas d'apaisement dans la mort, il y a
Que tu as quitté la couleur et les bruits du monde
Comme a fait le père.
À quoi bon ce poème dont maintenant les mots
Sont si peu que j'ai vu, si peu que j'ai senti
De votre vie, et seulement
Vaine douceur au désarroi d'aujourd'hui ?
           (Pensant à mon frère Rémy, le 4 janvier 2014)
(149)
On voit par la fenêtre un arbre de Judée,
En rose quasi violet
Violent sur le sombre du branchage.
Dans la chambre d'hôpital où nous attendons, le silence
A la couleur d'une couverture à rayures sur un lit étroit,
La couleur des murs tapissés de papier clair :
Je me souviens mal de celle
Où je t'ai vu vivant. Une dernière fois.
Il y a toujours ces dernières fois si maladroites
On n'a rien dit. Le temps disparu
Continuait quand même.
On ne voyait pas comment repriser la déchirure
Entre un présent muet
Et l'avenir comme une attente sans merci.
        (21 mars 2017, clinique Beau Soleil à Montpellier,
et le 27 juin)

///
Parce qu'en attendant qu'un prélèvement biopsique soit fait —
Quelqu'un souffre de tant de tant de misère dans son corps
Alors que me voilà, pain au chocolat et mon lait chaud
À la cafétéria —
Je pense à comme on accompagnait
Dans l'ignorance et l'espoir de la voir guérir
La petite fille silencieuse que tu n'auras pas revue mon père
Et qui s'en allait
Avec des souvenirs de la ferme et de ses lapins blancs
Tu ne l'auras pas revue mais sans doute
Que tu portais vers ta propre mort
Le bruit de son enfance qui n'aurait pas de suite.
Biopsie de façons d'écrire qui souffrent
De l'absence d'aucune souffrance.

        (21 mars 2017, clinique Beau Soleil, à Montpellier)
(194-195)
///
Faut-il que je sois nulle part,
Nef d'église ou gare entre deux trains,
Pour ne pas te rejoindre
Là où tu n'es plus rien ?
Il n'y a plus qu'un peu de ma pensée
Prise en du sentiment qui s'inquiète
De ne plus savoir ce qu'il est.
Chocolat chaud, chausson aux pommes
Tablette étroite contre paroi de verre
Des gens passent vite ou sont là debout
Devant des indications d'horaires. Le temps
Qu'ils ne vont pas mesurer longtemps ;
Déjà sont-ils pas comme n'existant pas
Devant mes yeux qui regardent
Qui regardent
Et qui ne te voient pas.
        (13 février 2019, et 27, 28 décembre)
(219)
James Sacré, Quel tissu se déchire ?, Tarabuste, 2020, 241 p., 15€
Note de l’éditeur : Ce volume reprend en format poche les titres Portrait du père en travers du temps et Un effacement continué, accompagnés d'un ensemble de poèmes inédits Quel tissu se déchire ? / "Le livre continué n'oublie pas. Il oublie quand même : le portrait du père n'est que le portrait des souvenirs incertains de celui qui l'écrit sinon même l'invention en mots de ces souvenirs. Portrait de souvenirs en travers de ce qui serait le courant vif d'une mémoire. Chaque poème comme un caillou d'oubli dans le tourment de ne plus être avec ceux qui sont partis : car avec chaque poème la main sait dès les premiers mots venus qu'elle désire écrire un poème autant que penser à quelqu'un qui n'est plus là pour le lire."