(Note de lecture), Hervé Bauer, Manière noire, par Daniel Hervé

Par Florence Trocmé


Le dernier opus d'Hervé Bauer intitulé Manière noire, si fascinant par sa richesse polymorphe et si singulier par sa facture, mériterait d'être considéré comme l'une des plus belles réussites de la littérature française ; on pourrait le définir comme une forme de rhapsodie, une succession de récits apparemment indépendants qu'unifie cependant l'omniprésence de la Mort et du Temps. Ces pages demeurent dans l'esprit et l'imaginaire du lecteur bien après qu'à regret, on en a achevé la lecture et elles continuent d'y déployer leurs prestiges.

Originalité immédiatement perceptible, chaque récit s'ouvre sur la reprise d'une expression métaphorique réinterprétée dans un sens littéral. L'auteur amplifie ainsi le décalage existant entre toute formulation et le monde réel qu'elle est censée refléter. Cette distanciation comparable à celle d'un rayon lumineux se réfractant à la surface de l'eau favorise une méditation sur le langage et sur le monde ; elle fait vivre aussi un voyage onirique dans un univers imprévisible même s'il y règne paradoxalement une forme de fatalité. Et chacune de ces expressions familières n'est pas un simple incipit, un procédé artificiel : elle est comme la première maille d'un tissu indéchirable.
Le recours à l''intertextualité constitue l'un des attraits du livre : on y reconnaît toute la thématique baudelairienne, les images splénétiques du gouffre, du cachot, de la lumière perdue, de l'impression de suffocation au milieu des miasmes morbides. Dans la boue où s'enlise l'un des personnages, on retrouve le spleen, une matière sombre et visqueuse où s'englue le rêve d'un ailleurs et où s'abolit la lumière ; mais ce n'est pas le seul rapprochement qu'on puisse faire : à travers le sentiment de culpabilité inhérent à la condition humaine, on pense à La Chute d'Albert Camus et au Procès de Franz Kafka. Citons encore Héraclite et l'idée que tout est emporté dans le flot incoercible de la vie : Πάντα ῥεῖ.
Le titre Manière noire est polysémique : il renvoie à la technique de gravure permettant d'imprimer de nombreuses nuances de noir, du gris à la couleur de l'ébène en faisant ainsi référence à la peinture de P. Soulages mais c'est aussi le parti-pris d'évoquer les côtés les plus sombres de la vie, liés au passage obsédant du temps et à la perspective de la mort. Les miroirs disent l'inéluctable dégradation de l'homme au fil du Temps qui nous tue plus que nous ne le tuons. Souvent, les personnages soucieux de leur reflet ne se reconnaissent plus... Comme amputés, ils se réduisent à une voix, une ombre abandonnant chaque jour une part d'humanité. Thanatos commence son œuvre avant l'heure fatale...
Tous écrits à la première personne à une exception près, les récits n'émanent pas d'un narrateur unique mais de voix disparates et multiples qui, paradoxalement, reflètent cependant l'expérience de tous : singularité des identités mais communauté des destins. On parlerait à tort de personnages car beaucoup de récits relèvent de la prosopopée : On entend parler un corbeau, une statue, des fragments de corps mutilés. Nul portrait : dans ce monde de ténèbres n'évoluent que des fantômes.
Les récits ne progressent pas selon la cohérence attendue mais, véritables flux oniriques, ils suivent leur cours naturel à l'instar des rêves surgissant lors de la phase paradoxale du sommeil. Les idées se succèdent en fonction d'affinités mystérieuses nées dans le subconscient (1) et elles ne sont pas unifiées ni organisées en vue d'une logique. Le texte produit son propre cheminement, l'auteur n'étant parfois qu'un spectateur. « Mes paroles me surprennent moi-même, et m’enseignent ma pensée », observe Merleau-Ponty dans Signes ; les phrases progressent selon leur cinétique propre.
En permanence, Manière noire invite à une réflexion sur la création littéraire : est-elle la coalescence de la maîtrise d'un artisan-poète et d'un mécanisme extrinsèque se déroulant sans le concours de l'écrivain, par l'effet d'une forme de déterminisme lexical ?  
Il n'est aucun interstice où puisse se glisser la lumière : nulle espérance ne luit durablement dans ces récits : fragile et éphémère, elle est toujours vaincue in fine : reflété dans les miroitements de la mer, le soleil aveugle au lieu d'enchanter : la lumière si majestueusement évoquée ne fait que souligner la victoire de Thanatos : elle renforce par contraste la sombre menace de la mort et du temps qui décolore nos horizons.
Les références mythologiques, à la fois ornements poétiques et invitations à la réflexion,  constituent aussi l'un des attraits majeurs de ce livre : au détour des pages, nous rencontrons notamment le nocher Charon, Icare, les célèbres Parques au nom antiphrastique puisqu'elles n'épargnent personne : les commères qui tricotent dans un parc reproduisent les tâches respectives de ces divinités dont elles sont des avatars à la fois cocasses et légèrement démythifiés. On devine aussi la présence du couple formé par Éros et Thanatos...
Les récits de Manière noire sont servis par la grande virtuosité du style. Hervé Bauer, en authentique poète, nous propose une merveilleuse évocation d'une île grecque où même l'éternel soleil, triomphant et divinisé, ne peut rien contre l'inexorable marche du temps. Il s'agit d'un véritable poème en prose où l'on reconnaît tout ce qui peut exalter un lecteur amoureux de la beauté : l'euphonie, l’eurythmie, le sens de la clausule, clôture qui est aussi l'ouverture sur une méditation.  
Même si chacun des récits ressortit à la littérature fragmentaire, même si les personnages sont des figures morcelées, parfois des restes de pantins désarticulés et démantelés, réduits à des chairs en voie de désagrégation, même s'ils sont des esquisses d'ombres fugitives qu'aucun présent ne peut figer, l'œuvre est profondément cohérente : c'est la Mort flanquée de l'exécuteur de ses basses besognes, le Temps, qui est la source où naissent nos angoisses et l'aboutissement où elles ne s'évanouissent pas.
 
Daniel Hervé

1. Du hasard des homophonies parfois ; par exemple, le titre «Parc» évoque les Parques
Hervé Bauer, Manière noire, Hippocampe, 2020, 280 p., 20€