Je lui acheté des fleurs. Ça fait 22 ans que je ne l'ai pas vue. La dernière fois que je l'ai vue, elle m'avait roulé une pelle de diva au parc des Buttes Chaumont et elle s'apprêtait à passer le concours d'entrée de l'Opéra de Paris. Je trouvais ça couillu car y avait pas beaucoup de gamines noires qui tentaient le coup. On dit aujourd'hui que c'était discriminatoire, mais je ne le pense pas. La silhouette des femmes noires est souvent plus athlétique que celle des frêles poupées qui hantent les coursives du Bolchoï ou de l'Opéra Garnier. J'étais amoureux d'elle. Un truc complétement dingue qui me vrillait les boyaux. Je pensais à elle en me brossant les dents, en tentant d'écrire mes textes de rap, en laçant mes pompes, en achetant des chips saveur barbecue au Lidl du coin. Elle habitait rue de la Mare. De mémoire, je crois que c'est la plus ancienne rue de Paris mais je n'en suis pas sûr. C'est une chouette rue ambiance vieux Paname, sinueuse et d'un charme vaguement destroy. On y croise encore quelques apaches accoudés au zinc des bistrots, tout un peuple préoccupé par ses fins de mois et aussi quelques friquets qui choisissent de s'y encanailler. La famille de la fille que j'aimais faisait partie de la troisième catégorie. Maman ancien top model, peau très noire et traits racés, silhouette d'antilope dégingandée et souvent défoncée. Papa blanc, photographe de lolitas squelettiques attifées comme des épouvantails. Tout ce petit monde habitait un loft cossu dont les murs étaient recouverts de toiles abstraites que je trouvais d'une laideur absolue, je n'ai pas changé d'avis. Même leur télé était recouverte d'une toile. Ils ne voulaient pas qu'on voit leur télé, mauvais genre sans doute. Je trouvais ça complètement con. Il faut dire que j'étais un téléphage professionnel à l'époque. J'avais un faible pour les journalistes couguar avec brushing aux pointes rebiquées. Ma préférée fut longtemps Claire Chazal. Je m'imaginais au pieu avec elle. Je l'imaginais douée pour la baise et les turlutes.
Bref, la fille que j'aimais était la fille de ce couple d'artistes au nez poudré. J'ai fait sa connaissance un soir d'été. Une fois de plus je glandais et l'idée du bac, comment étais-je parvenu jusqu'au bac, me flanquait la gerbe. Un bac économie et gestion alors que j'avais pas un rond dans les poches. Depuis l'âge de 15 ans, j'étais placé en famille d'accueil dans le 20 ème, métro Pelleport. Famille d'accueil la bonne blague, des vrais Thénardier le couple chez lequel je pionçais. Mais bon fallait bien être quelque part et bouffer deux fois par jour. Ma mère avait fait une fugue maternelle. Elle s'était barrée avec un musicien pour vivre la bohème dans le sud de la France. Pauvre vielle croute. Elle ne se rendait même pas compte qu'elle vidait son PEL pour un gros nase accro à la dope. Quant à mon père, il vivait à l'île Maurice. Parait qu'il vivait bien et avait tout oublié de sa vie d'avant. Faut croire que ma mère manquait de talent pour retenir les mecs.
Pour rentrer dans mon traquenard d'accueil je passais dans la rue de la petite black. Comme c'était l'été elle laissait les baies vitrées grandes ouvertes. Chaque fin d'après-midi elle revêtait son tutu rose, chaussait ses pointes et organisait avec habilité un chignon volumineux sur le dessus de son crâne. C'était une bombe. Une bombe à déflagration lente, une vraie gazelle. Je sais c'est nase comme image mais il m'en vient pas d'autre. En tout cas ce n'était pas une tigresse. Quelle poseuse. Ses entrechats, ses déliés, ses arabesques, ses jetés arrière en tournant. Une magicienne du geste et de la pirouette. J'avais jamais rien vu d'aussi beau. Je m'installais sur le muret en face de son appart et je la chouffais pendant des heures. Elle avait chaud la fille que j'aimais et je la voyais parfois pleurer. Je crois que ses pieds la faisaient souffrir. Mais elle ne lâchait pas l'affaire. Une persévérante. En gros tout le contraire de moi, sans doute vaguement doué, mais avec un baobab dans la main. J'ai attendu des semaines avant qu'elle me calcule. J'avais réussi à grappiller un peu de pognon aux Thénardier et j'étais allé chez le coiffeur. Cheveux presque ras genre ce bouffon de Kassovitz dans la Haine. J'adorais ma gueule de tondu. Je trouvais que ça faisait viril, rien à voir avec les lopettes à bouclettes qui vivaient dans son immeuble. Un après-midi elle m'a repéré. Manque de pot je me curais le nez et j'avais enlevé mes baskets tellement ça cognait sur le bitume. Quand j'ai surpris son regard, je me suis tapé la honte de ma vie. Quelle entrée en matière de loser. Mais bon, elle a rigolé la fille que j'aimais. Sur la tête de ma daronne, elle avait des dents plus blanches que celles des filles qui font la pub pour le dentifrice. Un sourire de star américaine. Elle m'a fait un signe de la main très élégant puis a refermé la fenêtre, la baie vitrée pardon. Je me sentais comme un charlot et j'avais mal au bide. Pas grave, j'étais endurant et je suis revenu dès le lendemain. J'avais pris mon poste avec lecteur CD. Je voulais lui montrer que j'avais pas des goûts de chiotte. A 17h tapantes elle m'a fait coucou et elle s'est mise au balcon. Mon Ghetto-blaster a envoyé le son. C'était Public Enemy : fight the power. Elle a troqué son tutu de princesse contre un legging ultra moulant et un micro tee-shirt rose. Elle a dansé pour moi sur son balcon encombré de plantes vertes et de pots en paille. Une chorégraphie à faire bander un nonagénaire. J'étais comme un fou. Elle a m'a fait un check genre j'arrive. J'ai attendu au moins 1 demi-heure avant qu'elle ne se pointe. J'en pouvais plus. Mon cœur faisait du smurf contre mon tee-shirt. Je transpirais. Puis, elle est apparue. Fille faite déesse. Pas très grande, ultra cambrée, un regard doux comme celui d'un chaton et une petite bouche tueuse de reine des abeilles. Trop canon, elle était ma Sandra. Sandra, j'avais jamais entendu un prénom aussi cool. Très à l'aise, elle m'a proposé d'aller faire un tour au parc de Belleville. Y avait plein de camés là-bas mais on s'en foutait. On a pris un Sunday caramel au Mc Do et on l'a bouffé en se marrant sur un banc sans calculer les cas sociaux qui gravitaient autour de nous. Je pensais plus à ma mère, ni aux Thénardier. Je pensais à elle, je pensais à nous. On a tchatché, on a parlé de nos passions avec de grands gestes. Le rap pour moi, la danse pour elle. Quelques jours après je baisais avec elle car ses vieux étaient partis faire un shooting aux Antilles. C'était énorme, mon frère. Elle avait le plus beau cul de l'univers et une silhouette à faire trembler le pinceau de Léonard de Vinci. J'étais raide dingue de sa peau, de son odeur de pain d'épice, d'amande, de transpiration soyeuse, d'assouplissant à la lavande. Je crois que je lui plaisais aussi même si elle était moins démonstrative. Par le plus grand des hasards, j'ai réussi à avoir mon bac sans en foutre une. C'est dire le niveau du diplôme. Forcément Sandra avait eu le sien avec brio et le soir des résultats on s'est organisé une bamboche d'enfer en duo. On a bu du rhum jus d'orange toute la nuit sur son balcon et on a fumé d'énormes pétards de ganja, ses parents étaient à nouveau absents et ils avaient oublié de l'appeler pour la féliciter. Ma mère avait également oublié de me féliciter, mais ça j'avais l'habitude. Je savais que ça finirait mal pour son matricule et qu'on la retrouverait un jour jetée dans une poubelle comme un détritus encombrant. Ça n'a pas loupé, elle est morte comme ça. Pas pleurer. Peu après son bac, la fille que j'aimais a annoncé ses futures vacances. Elle devait partir à Ibiza chez des amis de sa mère. Dans une grande villa aux murs jaunes, a-t-elle rajouté avec une moue agaçante. Mais avant, elle devait passer le concours d'entrée de l'Opéra de Paris. Elle bossait jour et nuit pour ce putain de concours. Je la soutenais comme je pouvais car j'ai jamais été une flèche en danse classique. Mais bon j'y croyais dur comme fer. Elle en était capable ma gazelle et sur que ces cons de jurés confits dans le conservatisme allaient craquer pour son petit boule. Il n'en fut rien. Elle ne réussit même pas la première étape du concours. Je m'en voulais à mort, je pensais que c'était à cause de moi, à cause de mon indiscipline et de nos pétards partagés goulûment. Mais non, en fait c'était à cause d'autre chose, elle n'était pas assez maigrichonne et déliée ma gazelle. Pendant ses vacances chez les hippies chics, elle ne m'a pas calculé. Un ou deux appels vite fait. J'avais le cafard et je picolais sec. Des 8°6 à califourchon sur le muret face à son appartement. J'espérais son apparition. Faut croire que j'étais pas David Copperfield. A son retour, à la fin du mois d'août, on s'est vus en coup de vent et on a partagé un baiser et un pétard au parc de Belleville, sur le banc qu'on aimait bien. Elle était toujours aussi belle mais ses yeux avaient pris un autre tournant. Un tournant un peu dangereux empli de colère. Elle n'avait plus ce regard doux qui m'avait fait chavirer et imaginer les possibilités de la tendresse. Je ne l'ai plus revue après cette balade au parc. Plus jamais jusqu'à aujourd'hui où je l'attends comme un con avec mon bouquet de fleurs à la terrasse surpeuplée du Brébant face au métro Grands Boulevards. Un quartier pourri au passage, la Silicon Valley en cheap. Le serveur me tourne autour comme une mouche. Faut dire que j'ai déjà éclusé 4 pintes car elle est en retard. D'une bonne heure. J'ai reçu son SMS distant en m'installant à une table : " Trop de boulot au cabinet. Serai en retard. Sandra. Biz ". Ah oui j'oubliais, j'avais tenté de la revoir ma ballerine mais sa mère m'apprit qu'elle était partie à New-York peu après son bac. Pour étudier la comédie musicale et devenir la Judy Garland couleur café. Visiblement, ça avait échoué puisque son SMS disait qu'elle bossait dans un cabinet. Elle est arrivée avec une heure et demie de retard. J'avais foutu les fleurs à la poubelle. Pas grave, elles étaient déjà fanées. Je l'ai vue arriver de loin en cinémascope. Elle avait grandi. Elle avait de belles épaules musculeuses et le popotin haut. Ses cheveux naguère ramenés en un strict chignon étaient en liberté sur ses épaules. Elle portait une afro avec aplomb. J'ai tout de suite pensé à Angela Davis et ça ne me rassurait pas car j'avais en horreur les militantes hargneuses prêtes à t'envoyer un coup de genou entre les burnes pour un léger effleurage. Mais bon, je pris sur moi et lui offris mon meilleur sourire de jeune premier grisonnant. Elle s'est assise face à moi comme un petit mec, avec sa clope au bec. Une Vogue saveur menthol. Sa bouche était peinte en rouge et ça lui donnait un côté femme fatale pas déplaisant. Elle ne me claqua pas la bise. " Alors qu'est-ce que tu deviens ? " me lança-t-elle sans un sourire d'encouragement. Je la trouvais gonflée de me demander ça alors qu'elle s'était barrée comme une voleuse. Et Dieu sait si j'avais galéré après son départ à tel point que mon foie s'en souvient encore aujourd'hui. Salope. " Je vais, je vais et toi ? " Prise de court par ma réponse laconique, je retrouvais furtivement son regard de femelle tendre. " Oh tout va bien darling. Je suis avocate. Je défends celles et ceux (écriture inclusive) qui sont victimes de discrimination (s'incluait-elle parmi les discriminés ?) et notamment mes frères et sœurs (il aurait fallu mettre sœurs avant). Y a du boulot, c'est un sacré pays de fachos collabos la France. Je suis très engagée dans le mouvement Metoo #balancetonporc, tu connais darling ? " J'en avais entendu parler, comment faire autrement ? Comment lui dire que je trouvais ça inintéressant au possible et que je désirais par-dessus tout retrouver les saltos de sa salive mentholée sur ma langue. Que je crevais d'envie de lui pétrir les fesses en lui avouant combien elles étaient sexy. Que je lui avais même acheté des fleurs avant qu'elle ne gâche tout avec son retard et sa vindicte de lesbienne hétéro. Je ne pouvais pas lui dire ça, à moins de m'en prendre une. Je la félicitais pour son engagement et je commandais une 5 ème pinte. Elle avait renoncé à l'alcool lui préférant l'aridité de sa cause. Elle était mariée avec un amerloque, un militant Black Lives Matter gaulé comme Mike Tyson. A eux deux il leur fallait un sacré plumard. Elle était à fond dans son trip. Elle avait l'air heureux malgré sa colère disgracieuse.
La nuit tomba très vite ce soir-là. Quand nous nous dîmes au-revoir je sus que je ne la reverrai jamais. Elle avait trop changé ou alors c'était moi. Ce moi un peu insipide se moquant de la marche du monde et du sort des laissés pour compte à la peau sombre. Ce moi à l'œil humide dès que se déployait le son chamanique de NTM. Ce moi sans pognon pour les fins de mois mais heureux d'avoir trouvé un deux pièces cuisine de caractère rue de la Mare. Ce moi nostalgique comme un vieil ivrogne qui voulut cristalliser la petite ballerine du 20 ème arrondissement dans une boule à neiges. J'étais vraiment trop con.
Nous prîmes le métro dans deux directions opposées. D'ailleurs, je ne le pris pas tout de suite. Je choisis de marcher d'un pas hésitant en bousculant sans égards les employés de la Silicon Valley. Arrivé à Strasbourg Saint-Denis, j'entendis une énorme déflagration. Des gens criaient et couraient dans tous les sens. Une bombe avait explosé à Bonne Nouvelle. Ça avait l'air grave. Je pris le métro dare-dare avant que tout ne soit bouclé et que la cavalerie débarque. Je fus heureux de retrouver mon quartier et la rue de la Mare. Sacré vieille rue, sans doute la plus vieille de Paris. Ici, il faisait bon vivre. En flânant le nez en l'air, je vis une gamine avec un Ghetto-blaster à l'ancienne sur l'épaule. Une black intrépide avec des faux airs de Sandra. Je lui fis les yeux doux. Elle me fit un clin d'œil sympa et continua sa route. Au loin, on entendait les sirènes. C'était l'état d'urgence.
Astrid Manfredi, copyright tous droits réservés, le 19 février 2021