Magazine Culture

(Anthologie permanente) Séverine Daucourt, Noire substance

Par Florence Trocmé


Séverine Daucourt  Noire substanceSéverine Daucourt publie Noire substance. Un compte à rebours.
Extrait de la séquence trois
Trois
On peut oublier ses clés, rater son train, laisser trop infuser le thé, mais dans nos esprits, mourir a un caractère plus exceptionnel. Parfois cependant, la mort survient et rompt le cours des choses. Nous en restons alors effarés. Toutefois, elle peut porter d'autres masques, comme lorsqu'elle rôde autour du vieux, qu'elle prend le temps d'instaurer son climat. Elle s'annonce du bout des lèvres, semble replier un à un les draps avant le départ, s'apprête lentement — et dans le même temps, nous prépare. Majestueuse, elle tyrannise l'ordre établi. Elle balaie l'immuable, donc l'éternité. Elle nous désarme.
...
La fille regarde le visage du vieux. C'est un soir particulier. Il a ce jour 81 ans. Elle comprend. Malgré le vertige, elle respire, une force inédite chevillée au corps. Le vieux commence à mourir. Quelque chose a basculé. Quelque chose a démasqué en tous — épouse, fille, fils — une indicible fragilité. Leurs gestes sont d'une prudence extrême, respectueux de cette chose omnipotente quoiqu'impalpable. L'auxiliaire de vie craint de ne plus pouvoir (aider). La fille cherche à savoir, à trouver des éléments de prédiction. Le fils, de sa présence masculine, et parce qu'il est aussi médecin, passe du baume, apaise. L'aîné, fuyant, laisse aux autres le soin de racheter sa souffrance. La mère, en pleine frénésie, fait des courses, le ménage, un tri aussi colossal et épuisant qu'inutile. « Gardez vos forces, vous allez en avoir besoin », suggère l'auxiliaire. Juillet se met entre parenthèses.
...
« Ça va aller vite à présent », déclare le vieux un soir. La fille le croit sur parole. La plupart du temps, il se tait. Puis lâche, entre des siècles de silence : « Façon de parler. » Tout est devenu simple. Il faut, avec amour, le garder propre, masser sa peau à la Biafine, mobiliser ses membres raides, tenter de lui faire avaler un millilitre de complément alimentaire en plus. Quand il vide une pipette, on crie victoire.
...
« On arrête tout », déclare le médecin traitant en minimisant d'un mot d'esprit l'interruption définitive des traitements. Puis il se retire et son départ laisse place au silence contre lequel il a lutté durant toute sa vaine visite. Tandis que la mère s'acharne à nourrir le vieux une goutte après l'autre, la fille, dessaisie d'illusions mais armée de mots, de linges humides et de caresses, s'évertue à apaiser, corps et âme, ses souffrances
...
« Alors... On s'aime !? » murmure le vieux, ébahi. Il éprouve une sorte de rédemption inédite. Il n'est plus responsable, ni de lui ni de l'épouse ni du sentiment qu'il reconnaît enfin. Il voudrait dire la douceur où il chute. Mais son corps est au-delà de la fatigue, il survit. Il ne peut plus donner. L'épouse est défaite par cette eucharistie en sourdine et périmée.
...
Ce jour-là, quand le vieux regagne son lit, porté comme un nourrisson par le fils, il ne sait pas qu'il n'en sortira plus. Personne du reste, ne le sait.
—   Je voudrais faire un tour en avion.
—   Tu en as déjà fait beaucoup.
—   Oui, mais j’aimerais recommencer. Bientôt.
Il se terre sur le matelas, et les coussins anti-escarres empêchent çà et là son corps de sombrer. La fille le borde avec soin, une précaution infinie, se demande, en tant que mère et du fond de son chagrin de fille, comment on survit à l’agonie d’un enfant.
(...)
Séverine Daucourt, Noire substance, LansKine, 2020, 36 p., 13€.
La maladie de Parkinson est caractérisée par la disparition de neurones dans une zone particulière du cerveau appelée « substance noire » ou « Locus Niger ». Noire substance est un texte, le résidu d’une expérience intime : la mort programmée du père de l’autrice, touché par cette pathologie. Il tente de relater cet étrange voyage au cours duquel le moi se délite et où le corps seul finit par compter et imposer sa façon de parler. Même s’il intègre à la narration les détails des conséquences de la dégénérescence, ce récit n’est que la vérité de celle qui l’a écrit en cherchant, comme dans ses précédents livres, à ne jamais mentir, à saisir l’abrupt de la vie pour y débusquer aussi l’improbable douceur.
Née en 1970, Séverine Daucourt est poète, chanteuse, traductrice de textes islandais.
C'est ainsi qu'elle a traduit Sjón, le parolier islandais de Björk. Régulièrement elle retourne travailler sur le terrain de la vie, soit en conduisant des ateliers d'écriture en prison, centre d'accueil, hôpital, établissement scolaire, soit en tant que psychologue, auprès de personnes entravées dans leur accès au langage.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines