Voici le dernier numéro paru de la belle revue Les Carnets d’Eucharis.
Ce volume s’intéresse à Yves Bonnefoy, disparu en 2016. « Dire non à la nuit » est le nom du dossier qui lui est consacré à travers témoignages et reconnaissance de sa poésie et de son travail de chercheur/critique, dans ce domaine ainsi que dans d’autres tels que peinture, sculpture, musique ou photographie. Au poète de jeter des passerelles entre ces disciplines. Aux mots de constituer un refuge pour le sensible où se croisent les éléments de celles-ci. Le sens d’une démarche s’efface derrière l’objet limité à sa catégorie. Exigences d’élection du sensible restent anecdotiques. Il y a un travail de parole en perpétuel mouvement qui transcende les courants et les genres, qui, inscrite dans la peinture, la forme modelée ou la pierre, se révèle grâce à « la fonction éclairante de la poésie ». Nathalie Riera, Claude Darras, Alain Freixe, Julie Delaloye, André Ughetto et d’autres dispensent leur regard et leur attachement au poète et à son œuvre prolifique, chacun(e) à sa manière. On sait combien la liste des artistes que Yves Bonnefoy aura fréquentés pour exercer son talent est vertigineuse.
Le chemin balisé de la revue guide le lecteur où bon lui semble en fonction de ses lieux de réflexion, méditation et contemplation. Les haltes sont heureuses sur les instantanés de Nathalie Riera et les illustrations de Sylvie Ballester. Richard Skryzak dont « l’Invention du Clin d’œil » est susceptible de faire voir la chose à même hauteur que le logos, en maître passionné des arts visuels, propose un entretien/portrait de Benjamin Brou Kouadio, peintre et universitaire, avec quelques acryliques. Celui-ci, tout en exprimant sa passion pour le travail de la fresque (« un acte paysan »), relativise toute éventuelle poétique de ses racines africaines. « Je fais émerger quelque chose qui me dépasse » rappelle-t-il. Quatre portraits d’artistes et de poètes sont également mis à l’honneur : Giacometti, Nicolas de Staël, Emily Dickinson et William S. Merwin, poète américain né en 1927 et mort en 2019, écologiste avant la tendance, ayant partagé sa vie entre Hawaï et… le Haut-Quercy. Il a reçu de nombreux prix pour son œuvre. A découvrir ici, avec quelques poèmes.
Il faut évoquer la traduction, cheval de bataille fidèle des Carnets d’Eucharis, que Jean-Charles Vegliante, Benoît Sudreau, Béatrice Bonneville et Yves Humann, pour l’occasion font galoper sur des territoires riches et variés, respectivement traducteur(trice)s (et poètes) d’italien, de grec et de portugais. Nuno Júdice et Yannis Ritsos ne sont plus à présenter contrairement à Italo Testa, poète/philosophe quinquagénaire, à la poésie construite sur « une vision possible du désastre ambiant ».
Un autre qu’on ne présente plus, c’est André Markowicz (traducteur de russe, d’anglais et de chinois) qui a retraduit entre autre toute l’œuvre romanesque de Dostoïevski aux éditions Actes Sud. Dans un long entretien sur son travail, il donne le ton en déclarant que « la traduction n’a pas seulement à voir avec la connaissance linguistique, qui joue finalement un rôle secondaire ». Est-ce que la retraduction ne viserait pas à se rapprocher du texte original en sa dimension phénoménologique, insiste Martine Konorski, coordinatrice de l’entretien ? Il est question de lever le voile sur l’engagement moral du traducteur, créateur avant tout (même s’il faut distinguer la composition de l’interprétation), sur les valeurs stylistiques des diverses langues (ce pour quoi l’Académie française) et en amont sur leurs conditions historiques. Au final, sur ce travail d’orfèvre que le public est loin de soupçonner (« objet d’art ainsi qu’en parlait Jacques Roubaud »). André Markowicz y évoque même son enseignement oral concernant la traduction du russe, « transmission de Maître à disciple » (à l’antique donc). Superbe entretien, riche, dense mais fluide, didactique mais vivant, et pas ennuyeux, avec en prime, ici et là, quelques notes d’humour.
On retiendra dans la rubrique « au pas du lavoir », extraits et travaux en cours de Jacques Estager et Corinne Le Lepvrier pour la dimension expérimentale de leur poésie.
Pour finir, quelques lectures critiques fraîchement détaillées donnent de se pencher sur l’œuvre féconde de Pascal Boulanger, poète et essayiste discret, et de renouer avec Edith Boissonnas, critique d’art, poète et traductrice, contemporaine de Michaux et Paulhan, testeuse occasionnelle d’expériences extatiques en compagnie de ce premier. Mais avant tout promotrice de « l’écriture à l’état brut ».
Mazrim Ohrti
Les Carnets d’Eucharis, Édition 2020, 216 pages (dont un Cahier visuel de 8 pages), 26€ (frais de port compris) – voir le site des Carnets