(Note de lecture), Aurélie Foglia, Comment dépeindre, par Guillaume Curtit

Par Florence Trocmé


Avec Comment dépeindre, Aurélie Foglia signe un nouveau livre qui, après Grand-Monde publié également chez Corti en 2018, fait une nouvelle fois preuve d’une audace littéraire et stylistique indubitablement moderne.
Si le livre se veut à son origine le journal de bord poétique d’une artiste peintre qui médite sur son rapport à la création, il tourne subitement au drame à cause d’un « articide » vécu par l’auteure au cours de l’écriture. De ce fait, le livre est marqué dans sa chair de cette lourde blessure qui est vécue comme un véritable « viol ».
Nous pouvons parler volontiers de poésie méditative pour évoquer le livre d’Aurélie Foglia. En effet, il semble que le livre dans sa genèse ait été pensé pour être une sorte de laboratoire expérimental de l’artiste peintre. Cela induit donc inévitablement la présence d’une importante dimension métapoétique. Il s’agit d’une poésie qui cherche à saisir les choses dans leur essence, dans leur nudité la plus pure. À la limpidité du coup de pinceau répond l’expressivité vive et sincère de la plume. C’est une écriture qui fait l’expérience d’elle-même, qui s’écoute en train d’écouter, qui se voit en train de voir, et qui se fait justement parce qu’elle s’analyse en train de faire. En somme, il s’agit d’une écriture qui se pense, qui prend du recul sur elle-même, qui s’expérimente. L’objet de la quête n’est autre que la reconnaissance de soi à travers chacun de ses gestes. Par conséquent, la main semble avoir le monopole des sens : elle a le regard d’un poète qui cerne, le toucher d’un peintre qui croque, l’odeur de la terre en filigrane qui rythme, le goût des arbres comme respiration essentielle qui rappelle la souche de l’être profond, et enfin l’oreille d’un musicien.
En outre, il s’agit d’une écriture qui fait l’économie du langage, qui évince toute marque de superflu, qui élague tout ce qui ne compte pas, et qui préfère donner de l’air plutôt que de saturer de couleurs ou de mots la toile vierge ou la page blanche. Une écriture qui, bien qu’elle soit franche et honnête, sait se contenir dans son élan afin d’être toujours au plus proche du mouvement juste. Une écriture pleine d’allant qui choisit de faire confiance à cet allant -ses talents ; qui va « à tâtons », « écrire par petites touches », à la manière d’un peintre.
Ainsi peintre et poétesse sont indissociables. L’une est le penchant consubstantiel de l’autre qui est sa condition de possibilité : « peindre représente / la possibilité / de ne pas peindre / avec des mots ».
Comme pour ses toiles, il semblerait qu’Aurélie Foglia écrive avec les doigts, se serve et use de son corps, de son extériorité pour se trouver ou se retrouver elle-même dans ses propres gestes. Ainsi voit-on apparaître au fil de la lecture l’ethos d’un sujet poétique et artistique qui se laisse pénétrer de toutes parts pour voir un peu comment réapparaît le vrai monde en lui. On pourrait aller jusqu’à dire qu’Aurélie Foglia cultive une certaine esthétique de la défaillance, de l’anti ou du contre esthétique, qui donne lieu à une dualité motrice au fondement de l’activité artistique. Une extériorité-intériorité dans laquelle on sent que la poétesse cherche à accéder à elle-même, à sentir le sang circuler comme elle perçoit la sève de l’arbre couler. L’artiste effectue des va-et-vient incessants à la puissance trois, entre elle et son autre mais également entre son autre et le monde qui l’entoure. C’est une figure qui, à l’aide de son propre corps, tente de se dessiner, voire de se figurer, ou au moins de tracer sa silhouette et de délimiter ses contours. La marque d’un manque, dans ce que nous avons appelé l’esthétique de la défaillance, est omniprésente. De fait, le poème et la toile apparaissent comme la réalisation d’un échec, son accomplissement paradoxal. Mais nous devons toutefois préciser que cet échec n’est nullement synonyme de faiblesse poétique ou artistique, car ce que l’artiste veut dire ou peindre ne peut se dire ni ne peut se peindre. Cela se dépeint : « l’art a l’art / de ne pas répondre ». L’art en tant que réalisation est peu ou prou la cicatrice de cette quête ontologique indicible, indescriptible. Malgré son accomplissement dans le geste artistique, l’art laisse toujours traîner derrière lui « une sensation de non-dit » qui est finalement sa raison d’être. Le principal effort de l’artiste est donc de tenter de se retrouver dans un geste qui infiniment lui échappe à l’instant même où elle l’exécute.
Dans la démarche artistique et poétique d’Aurélie Foglia, tout se passe comme si la réponse était dans le mouvement de la main qui peint et de la main qui écrit ; de la main qui se laisse aller à l’aventure quoi qu’il en coûte, avec le courage et la détermination que procure la seule force de l’art : « je m’expose / je est un geste / qui me déloge ».
Ainsi par un jeu de redéfinition singulière du cogito cartésien, Aurélie Foglia élève sa poétique au rang de principe esthétique, faisant de la défaillance ou du manque sa véritable identité artistique. La page est trouée de blanc comme la peinture est trouée de vide.
Le pinceau de la peintre et la plume de la poétesse sont tous deux des « terminaisons » nerveuses intrinsèquement reliées à la personne de l’artiste. Ils sont une prolongation du corps, un moyen d’expression de l’intime dont l’encrier et la palette se servent pour réaliser leurs mélanges, leurs nuances de tons. C’est pourquoi dans l’ultime saison du livre, dans laquelle Aurélie Foglia évoque l’ « articide » dont elle a été victime, on lit : « on m’a rogné / les doigts tous ».
Le titre du livre pose d’emblée ce paradoxe du geste artistique. Dépeindre, c’est à la fois faire et défaire. Ce livre est donc tout autant une interrogation sur la manière de faire de l’art qu’une réponse à cette interrogation, sorte de manifeste poétique de la création artistique. Vous demandez encore comment dépeindre ? Retenez au moins ceci : « Décrire peindre écrire dépeindre désécrire ».
Cela dit, ce retour à l’absence, au rien, à la désécriture et à la dépeinture doit être mis en relation avec l’ultime saison du livre. Celle-ci correspond quantitativement à presque la moitié de l’économie de l’œuvre. « Vous désarticulées » renvoient au drame de l’« articide ». Étant donné que le produit de son art se présente comme une extension intime d’elle-même, cette tragédie est vécue par Aurélie Foglia comme un « viol ». Effectivement, du fait que l’artiste est absolument ce qu’elle produit et inversement, la déchirure est redoublée : « vous aussi qui étiez corps / de mon corps / concentrés d’être vivants ». Cette dernière saison pour le moins dramatique donne à voir la désolation, le désespoir, sinon même la misère d’une artiste en détresse face à tant de violences faites à son œuvre. Pour Aurélie Foglia, la souffrance d’un tel « massacre » est comparable à la perte d’êtres chers que l’on assimile aisément au cours de la lecture à l’image d’enfants. En effet, elle s’adresse à ses défuntes toiles avec l’attention d’une mère qui pleurerait le deuil impossible de ses filles : « vous ayant portées », écrit-elle. D’ailleurs, Aurélie Foglia parle de cette saison comme de sa « complainte de Niobé ». Complainte qui toutefois ne tombe pas dans la complaisance et qui toujours conserve une certaine lucidité gestuelle malgré la déchirure sentimentale qui fait tressaillir le cœur. Cette dernière saison est donc un livre de mort qui fonctionne quasiment de manière autonome. L’artiste y étend ses chagrins, y évoque ses brûlures, y parle de ses douleurs, y questionne la fortune. Aurélie Foglia se désole avec effroi et amertume du carnage intenté contre ses toiles. Ne restent plus alors que de vulgaires bouts de bois sur lesquels pleure la peinture, semblables à des « os » brisés entachés encore de la couleur du crime.
Finalement, Comment dépeindre se fait l’écho d’une histoire d’amour qui a viré à la tragédie. Si l’homme féroce a pu violer impunément les toiles innocentes, le livre en sauvegarde néanmoins à jamais la triste mémoire. Au bout du compte, ce livre ne contient-il pas toutes les caractéristiques propres à une folle épopée artistique pouvant nous faire penser à la naissance d’un véritable mythe littéraire ?
Guillaume Curtit
Aurélie Foglia, Comment dépeindre, éditions Corti, 2020, 208 p., 19€