Botticelli et le massacre d’une future mariée

Publié le 16 février 2021 par Ludivine Gaillard @mieuxvautart

L’Histoire de Nastagio degli Onesti, peint vers 1482-83 par Sandro Botticelli et son atelier, est un cycle constitué de quatre panneaux de bois peints dont le sujet dénote fortement avec le reste de l’oeuvre du peintre. En effet, Botticelli s’attache à représenter des scènes mythologiques, bibliques, où il célèbre la beauté féminine, la perfection de l’Antique, en des atmosphères empreintes de douceur. Ce cycle dépeint quant à lui des scènes très violentes où une jeune femme est littéralement massacrée… Pourquoi ?

L’Histoire de Nastagio degli Onesti est issue d’un recueil de nouvelles, Le Décaméron, écrit par Boccace dès 1350, qui connut un très grand succès durant la Renaissance. C’est l’histoire d’un jeune homme, Nastagio, issu d’une riche famille de Ravenne, qui est éconduit par une jeune femme, désignée comme « fille de Paolo Traversaro ». Alors qu’il se ballade en forêt, son petit coeur en miettes, il est surpris par l’apparition d’un cavalier enragé qui poursuit une jeune femme.

L’Histoire de Nastagio degli Onesti épisode 1, Sandro Botticelli, 1482-83, tempera sur bois, 82x138cm, Museo del Prado.jpg

On voit sur le panneau ci-dessous Nastagio sur la gauche qui est représenté deux fois montrant le mouvement décomposé de son avancée vers la funeste scène qu’il met du temps à remarquer…

Le cavalier lui raconte que la jeune femme a refusé ses avances, c’est pourquoi il la poursuit sans relâche. Les deux sont des revenants, condamnés dans une sorte de boucle temporelle qui répète indéfiniment la même scène. L’homme la décrit à Nastagio : « Dès que je la rattrape, je la transperce, lui ouvre la poitrine, lui arrache le coeur et le donne en pâture aux chiens. » Charmant. Une fois morte, elle se relève et la poursuite puis le massacre ont à nouveau lieu.

L’Histoire de Nastagio degli Onesti épisode 2, Sandro Botticelli, 1482-83, tempera sur bois, 82x138cm, Museo del Prado.jpg

On voit ici le cavalier dépeçant sa victime par le dos de cette dernière, tandis que Nastagio sur la gauche, effectue un geste d’effroi mêlé de dégoût. Là aussi, Botticelli et son atelier ont représenté deux temporalités : le dépeçage au premier plan et la poursuite dans l’arrière-plan. Et cela renforce l’idée de l’évènement qui se répète, à l’infini.

Au premier plan sur la droite sont représentés les deux chiens qui dévorent le coeur de la victime :

Le duo a en réalité été puni. Après avoir essuyé le refus de la jeune femme d’être son épouse, le cavalier s’est suicidé, et ça, du point de vue de la religion, c’est mal. Elle, est condamnée car « son coeur dur et froid ne s’est ouvert ni à l’amour ni à la pitié. » En gros, en tant que femelle, elle se devait d’accepter d’épouser un homme qu’elle ne voulait pas car exprimer son avis de la sorte c’est contre l’ordre des choses. Du coup, être massacrée à l’infini paraît être une excellente façon de lui faire comprendre – ainsi qu’à toutes les femmes qui liraient ce récit – qu’on ne se rebelle pas contre la volonté d’un homme !!

Notre pauvre petit Nastagio, souffreteux lui aussi à cause de son aimée, se reconnaît parfaitement dans cette histoire. Il décide alors d’organiser un magnifique banquet où il convie la jeune femme qu’il convoite et sa famille. Puis « Il fit dresser les tables sous les pins, autour du lieu-même où il vit massacrer la cruelle jeune femme« . On relèvera au passage le qualificatif de « cruelle jeune femme »… Au moment du dessert (quel timing !), le duo infernal surgit.

L’Histoire de Nastagio degli Onesti épisode 3, Sandro Botticelli, 1482-83, tempera sur bois, 82x138cm, Museo del Prado

Le cavalier ânonne son histoire, transperce sa victime avec son estoc, « immobilisée par deux molosses et qui criait grâce à genoux, lui arracha le coeur et les entrailles, et les jeta aux chiens affamés qui les dévorèrent aussitôt. » Les femmes conviées au banquet, sont horrifiées, en pleurs.

C’est également le cas de celle que convoite Nastagio, qui comprend que cette scène est un message qui lui est directement adressé. Elle lui annonce alors que sa haine s’est transformée en amour et accepte de l’épouser. Bocacce conclut en ces mots « Cette scène terrifiante eut un autre effet bénéfique. La frayeur ébranla à tel point les femmes de Ravenne qu’elles furent dès lors plus dociles aux plaisirs des hommes. » Une affaire rondement menée ! Le cycle se termine avec la scène de banquet célébrant le mariage forcé où l’on voit à la table de gauche, Nastagio accoudé face à celle qu’il aime.

L’Histoire de Nastagio degli Onesti épisode 4, Sandro Botticelli, tempera sur bois, 82x138cm, Palazzo Pucci

Mais alors, pourquoi Botticelli a-t-il peint cet horrible récit ? L’analyse des éléments qui composent le tableau a permis de conclure que ce cycle de quatre panneaux était une commande pour un mariage. En effet, au-dessus du groupe de femmes, sont peintes les armoiries de la famille Pucci, reconnaissables par la tête de Maure qu’elles arborent. Et dans l’arbre tout à droite, l’emblème de la famille Bini associé à celui des Pucci, pour former un blason d’alliance (par le mariage). Au centre, trône celui de la famille des Médicis, la famille du marié étant proche de ces derniers.

Dans des archives, un contrat de mariage, célébré entre Giannozzo Pucci et Lucrezia Bini en 1483 à Florence a été retrouvé et correspond à la date de l’exécution de ce cycle (vers 1482-83). Les artistes de la Renaissance peignaient peu par plaisir ou par simple loisir : leurs réalisations étaient le fruit de commandes, par l’Église ou par de riches particuliers. Botticelli et son atelier n’ont donc pas peint ce massacre mués par un quelconque sadisme, la scène en question ayant certainement du être demandée par le père du futur marié.

Les panneaux de bois offerts en cadeau de mariage étaient destinés à orner un « cassone », coffre en bois qui contenait les effets de la mariée et/ou sa dot.

Cassone, Artiste : Biagio di Antonio, fabricant : Zanobi di Domenico, 1472, The Courtauld Gallery, London

Ou bien ces panneaux pouvaient décorer la chambre des époux – comme c’est certainement le cas ici – située dans le palais familial. En effet, à l’époque de la Renaissance, les fils ne quittaient pas le nid familial, leur chambre étaient simplement ré aménagée à l’occasion de leur mariage pour y accueillir le couple nouvellement formé.

Les tableaux moralisateurs en cadeau de mariage à destination des jeunes femmes étaient monnaie courante… Passant de la tutelle masculine de leur père à celle de leur époux, elles étaient davantage proches du statut de marchandise que de celui d’individu. Dans son traité « Sur la famille »(1430), Alberti explique que l’époux doit « examiner plusieurs fois les propriétés qu’il compte acheter avant de conclure le marché« . C’est-à-dire qu’il doit s’assurer de la dot, la réputation, la fécondité, la fidélité, etc de sa future épouse… En effet, l’alliance de puissantes familles comme c’est le cas ici (de riches marchands proches des Médicis) était un grand enjeu financier, au coeur duquel se trouvait la dot de la future épouse. Mariées au plus tard à dix-sept ans, les femmes de la Renaissance n’avaient pas de statut juridique, ni économique et pas d’existence en politique. Une fois mariées, les femmes devaient rester « dans leur rang », obéir à leur mari et se soumettre à la volonté de ce dernier. Ce type d’oeuvre était donc idéal pour la belle-famille pour s’assurer que la nouvelle recrue ne fasse pas de vagues au sein de leur foyer. Et quelle cruauté… Des scènes de massacre, trônant telles des épées de Damoclès dans la chambre et donc vues au lever, au coucher, durant la journée lors de travaux d’aiguille près de la fenêtre ou au coin du feu… De quoi être traumatisée ! NB : ce type de représentation n’était pas systématique, les panneaux de bois pouvaient également représenter des scènes de mariage, de banquet, tout à fait « normales ».

Sources :

  • Ariès Philippe et Duby Georges, Histoire de la vie privée, de l’Europe féodale à la Renaissance, Seuil, 1999, Paris
  • Hagen Rainer et Hagen Rose-Marie, Les dessous des Chefs-d’oeuvres Tome III, Taschen, 1998, Paris

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