Dans la capitale, cela commence au milieu des passants – qui gardent leur part de familiarité ou de mystère. Le chaland se retrouve dans un parc ou dans une rue qui « passe à peu près dans l’ancien bras où coulait la Seine ». Les passants fument ou cassent la croûte, sans se soucier de prendre l’air, la pause expédiée avant le retour au travail.
Cela comporte une halte sur un de ces bancs, proches ou distants – qui gardent leur part de branche ou d’arbre, leurs nœuds sous la peinture. Le promeneur se retrouve au milieu de personnages sans lieu fixe, qui possèdent pour seul bagage un gros sac fourre-tout, et dont la seule occupation consiste justement à prendre l’air.
D’autres prennent un air inspiré, répètent leur texte parmi les spectateurs improvisés : ce sont des acteurs qui travaillent en plein air la voix et la respiration. Des bancs aux planches, il n’y a qu’un pas. Des joueurs d’échecs, un vieux sage s’exprimant en wolof ou en bambara, comme dans une « agora ». Car « tout ce qui se dit alors sur un banc passe au domaine public », 33.
La pause pour respirer est une thérapie, « une rééducation par le banc », ne serait-ce que pour se démarquer de tous « ceux qui zappent, sans cesse fuient l’instant », 30. Ne serait-ce encore que pour oublier ce qu’il y a avant le « et puis », le fastidieux.
Sortir prendre l’air dans Paris, pour Étienne Faure, c’est faire ressortir des bruits anciens, surtout dans le silence de l’été, disparus avec les chevaux et les fiacres. C’est vouloir retrouver un florilège d’expressions de la rue ou d’invectives, se laisser surprendre par le cri des corbeaux qui « résonne comme des pierres sèches », 14.
Étienne Faure aime à voisiner avec ce « devoir de mémoire », qui est davantage un jeu sans fin, un travail de « rembobinage » pour ceux qui ont connu avec bonheur la pellicule et les négatifs. Il remonte dans les rues où « volent les mots d’une langue ancienne », 14 ; et l’envie lui prend de réaliser « un livre rien qu’avec les phrases disparues de Paris », 13.
Parfois, prendre l’air c’est s’engager dans de belles échappées. C’est « rejoindre le littoral, plein nord » ; prendre le large avec « pignon sur mer », 44 ; ou se hasarder dans la fraîcheur et l’ombre d’un cloître ancien. Tenter de belles envolées, et c’est proprement prendre les airs, sauter dans l’avion pour se poser sur un « caillou », et se retrouver « tête en bas », titre de son précédent recueil. On voyage « aux coins du globe », quitte à « suffoquer » dans la chaleur. On saute les saisons, l’automne fait une parenthèse. Alors, comme lorsque le mensonge est dévoilé, avec le décalage du retour, le nez s’allonge, « l’automne allongeant les ombres ment », 43.
Et puis, prendre l’air, dans les trois derniers chapitres, c’est retrouver « la vie bon train », autre titre d’un recueil de 2013 : proses de gares, d’hôtels, de stations balnéaires, de greniers pleins de souvenirs. Étienne Faure se retrouve dans son élément : « La ville à visiter recèle malgré elle des lieux communs et inconnus », 82. De quoi faire le plein de souvenirs, « c’est bon enfant les souvenirs », 97.
Le lecteur a sans doute croisé un soir sur un quai de gare cet auteur alerte, observateur malicieux, jamais avare de bons mots, homme sensible et attentif aux autres. Il aime saisir les détails dans leur diversité, et tout autant embrasser la scène entière : « Vue d’en haut (la falaise, le rocher, la terrasse) la jeunesse immergée dans l’eau et qui nage semble loin », 99. Puis la restituer en fermant les yeux, tel le « je me souviens » de Georges Perec, discrètement évoqué. « Persévérance des dires », devise l’auteur, 106. Les mots lui parlent, la rouerie, le fléau ou le vasistas : « on dirait du Follain tiré d’un texte calme en plein été », 114. On ne s’étonnera pas de croiser d’autres auteurs, ici André Hardellet ou Armen Lubin. Étienne Faure argue que « la généalogie vient d’en bas », 121.
Cette poésie, celle d’Étienne Faure et de ses pairs, celle qui flâne dans les rues, les gares ou les parcs, ne sommeille pas dans des lieux clos qui sentent « le renfermé ». Elle n’est pas figée dans « les bouquins demeurés trop longtemps sans main ni œil pour ouvrir dans la pile, dans la tranche, déplier les mots – qu’ils parlent (…) reprennent leur respiration, redéploient leur texture pulmonaire… », 114. Elle respire et nous allège.
Philippe Fumery
Étienne Faure, Et puis prendre l’air, Gallimard, novembre 2020, 127 pages, 14,50 euros.
Extrait, pages 23 et 24.
La rue passe à peu près dans l’ancien bras où coulait la Seine, en contrebas des premiers reliefs du onzième. Y devaient séjourner des bancs de sable au bord du lit méandreux, là même où je me tiens assis avec des collègues de planche. C’est ici qu’on prend le soleil aisément, la rue conservant la mémoire de la rive. On y accoste invariablement le voisin, la voisine, pour lui demander l’heure, du feu, un conseil, un brin de voix humaine.
La vie sur les planches n’est pas un mot usurpé dans le square où les acteurs aspirants viennent se donner la réplique à l’air libre, se donner en spectacle au milieu d’êtres seuls, détachés de tout et qui forment en silence une salle clairsemée. Cœur d’après-midi. Chacun écoute, isolé, côté jardin. Et nul crépitement des mains pour applaudir la vie prématurée des mots qui s’envolent avant d’atteindre leur but. Le vrai parterre, ici, ce sont les fleurs.
Usant d’un carnet tête-bêche pour écrire, le remplir à l’endroit de ceci, à l’envers de cela, il sait qu’un jour les deux gageures, vers et prose qui progressent, vont se rencontrer, former un front redouté. L’une gagne du terrain – elle en est presque à la moitié du calepin –, quand l’autre ne hâte pas le pas. Piétine, même, tant l’avancée est mesurée. Prose et poème… Ainsi font les bavards du banc aux côtés des taciturnes – ou des résolument silencieux. Tempos et blancs.