Juliau, corps de colline
À Cédric Demangeot
Parfois je tarde.
Je souhaite faire partager ma lecture, pourtant j’hésite, je lanterne comme on dit (merveilleuse expression…), j’atermoie, ne me sentant pas à la hauteur.
Je suis intimidée, attirée, presque repoussée, fascinée par une grande œuvre.
Et puis j’ai appris la mort de Cédric Demangeot, dont j’aimais beaucoup le travail.
Alors je m’y remets, parce que tout ne peut pas attendre, surtout pas le jaune d’une colline.
« La colline est devant et il faut y aller avec ça, qui n’est pas qu’un vocable. » Plus loin, le « Peut-on y aller comme ça, et qu’au bout de ça, face au tas, une colline ? »
J’ai un grand faible pour les poètes qui « y » vont.
Nicolas Pesquès publie le volume dix-sept et dix-huit de La face nord de Juliau chez Flammarion.
Voir, lire et vivre sont stridulants, ainsi l’obsession de Juliau, la colline ardéchoise qui œuvre en Nicolas Pesquès depuis 40 ans.
Au cœur de ce volume plus encore qu’avant, trois éléments principaux me semble-t-il :
- « l’ex ex », l’expérience extérieure (bien entendu, la référence va à Bataille, comme un retournement de l’expérience intérieure de celui-ci, c’est-à-dire « venue du dehors ».
- L’expérience de la lecture : « Lu : vu de lecture. En sorte que cela demeure une stricte histoire de langage, quand bien même ce qui est là en serait dénué ». Aporie immédiate et à peu près insoluble, ce qui n’empêche pas qu’il faille « y » aller voir. C’est en effet la ligne de l’équilibre/déséquilibre du livre, du côté du lecteur également : « Peut-on lire la même chose que ce qui a été écrit ? ».
Certainement jamais, quelle chance ! Mais du coup comment ai-je lu ce livre ? Pas comme il a été écrit, pas comme d’autres (je pense à Gilles Jallet sur Sitaudis), et pas comme moi-même dans quelques mois.
- « L’emploi d’un sens par les autres », ce qui peut signifier aussi bien par la vision, le toucher etc. que par le sens d’un mot, d’une phrase, d’un récit, d’un ressenti ou une direction, le sens qui ferait signe : « la colline en abscisse, la langue qui gradue. Je ne recommence pas. Je relance à tout instant. » La sensation, la réflexion toujours, concomitante, contraire, fatigante aussi, source d’angoisse, « sueurs d’effroi ».
Mélange de poèmes et de prose réflexive sur le travail de la colline, le centre reste le jaune, « la plus profonde tessiture », soit j, une sorte de je opaque, qu’essaie de comprendre Nicolas Pesquès, tour à tour amoureux de cette colline femme, cette colline dont il finit par se demander si elle n’est pas fictive, cette colline autour de laquelle tourne, se heurte, se défait et tente malgré tout de chanter, le langage. Celui-ci est au moins double, « écrire ça, ce déclaratif, cet étouffement, cet élancement », nécessite des passages constants entre le corps et l’esprit mais aussi un affrontement avec le seul langage, on y retrouve une vieille préoccupation hölderlinienne, « persuadé qu’il est possible d’effondrer la diction sans détruire la langue. », mais cette diction est toutefois ce qui nous reste…
« Ce à partir de quoi le langage ne peut que reculer », c’est aussi le négatif au travail, à savoir Ecre (écrire) qui est reparu, toujours partagé avec ne pas : « ce que je voudrais, avoir pu ne pas l’écrire … quelque chose d’infaisable et qui le reste non pas le contraire d’une ébriété mais d’un serrage, un accident bloqué, le contraire d’une gratuité ». Serrage oui, constance de la sobriété, maintien à tout prix de l’aporie. Pas de flou, « l’abîme à chaque genêt de l’extrême proximité et du blessant de l’exactitude. » Pas question de fuir devant ce qu’il faut tenir à bout de bras, ce j, ce jaune, ce langage : « il n’y a que comme ça qu’on peut ne pas s’en sortir », et il n’y a rien là qui ne soit pas aussi de la joie, de la sensualité de vivre, « c’est le bonheur qui m’a brisé », c’est la sobriété qui est au fond exactement la même chose que l’ivresse, simplement son verso, serrer au lieu de déborder, comme un jeu du foulard de la poésie.
Nicolas Pesquès renversant le slogan politique (venu de Rimbaud mais récupéré), la tâche de la poésie a changé.
« Croire qu’on va pouvoir résoudre les problèmes réels grâce au langage. « Changer la vie ».
Toutes les promesses de vie changées en programmes économiques ou spirituels, sur terre et au ciel.
Et (ce qui) qui ne peut pas croire que le langage puisse faire ça, qu’il faille donc travailler avec cette incapacité et que c’est là toute notre tâche. ».
Et « changer sa vie » est déjà pas mal.
Jaune est aussi la couleur-peinture. Nicolas Pesquès a publié cette année Sans peinture à l’Atelier contemporain, écrit les empâtements, les tons, les couches, ceux des peintres quand ils n’en finissent plus. « Pourquoi le jeu des couleurs a-t-il toujours été d’une telle puissance sur moi, sur mes yeux ? » Le jaune de Nicolas Pesquès fait penser au jaune de Rothko dans ces tableaux si concentrés de couleur. « Alors les j’ flambent sur la colline », il faut plonger sous la colline, gratter dans le noir, et « sortir par le bas ».
De quoi s’agit-il ? Il y a : « du jaune à faire », on ne peut mieux dire, là sont les mains et les gestes autant que les yeux et les pensées, faire c’est la poésie, poïen, faire. Au fond, rien d’autre. Il y a du combat, il y a du physique, des épaules, des mains, du ventre et des muscles pour s’occuper de Juliau.
Le travail, sur quarante ans, a évolué, « en fait, je ne souhaite plus l’existence du hors langue mais qu’il transpire de la parole, de l’écriture, qu’il en soit la suite et le tourment. Venu du corps »
La face nord de Juliau depuis toujours est un livre tenté par ces deux contraires : l’abstraction (Juliau pourrait être la recherche d’un concept) et la sensualité (Colline est aussi un nom de femme). D’autant plus qu’on est toujours dans la question de la fiction possible. Et si Juliau était une colline fictive est une question à laquelle on ne croit pas mais qui poserait le problème tout autrement, ce qui est aussi une interrogation abyssale.
Revenons aux deux expériences extérieures, les « ex ex », « l’une vise la colline et convoque l’écriture. Elle souhaite le monde. Elle est un corps – le mien, sans moi – en proie au dehors. … Elle est l’expérience de la vie dans la langue. ». « Ex ex voudrait simplement remettre les choses d’où elles viennent quand le corps se charge de les emporter ». Suivent quelques pages que je ne citerai volontairement pas, juste pour laisser la fulgurance et la beauté du déploiement intactes à votre expérience de lecture.
La seconde expérience intérieure, « un moment d’extrême lucidité : une sensation accompagnée de sa conscience ».
L’été dernier, un petit garçon de cinq ans m’a demandé « c’est quoi être conscient ? ». Surprise par la question car je vaquais sans conscience à mes occupations mais me devant d’y répondre, je répondis : « c’est de sentir ce que tu fais au moment où tu le fais ».
C’est, autrement dit : « Sortir tout court, c’est l’ex ex. La meilleur façon de quitter l’aporie est de sortir se promener. »
En tant que lecteur infini des autres (La face nord de Juliau est tout entier éclaboussé de livres), Nicolas Pesquès écrit : « Parfois, ce que je lis frappe si près du cœur que je dois rendre le coup ».
C’est aussi ainsi que l’on écrit, écrire coup pour coup :
« je me demandais quel jaune ce serait de vous parler comme ça. … Amour dont le nom restera colline ».
Isabelle Baladine Howald
Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau dix-sept, dix-huit, Flammarion, 2020, 189 p., 18€