Le dernier des « grands manipulés »
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Alain Santacreu
Que recherche Christophe Bourseiller en cherchant Jean Parvulesco ? C’est là toute la question. L’auteur y répond impli-citement, dès l’ouverture de son récit : en enquêtant sur Parvulesco, c’est son enfance qu’il cherche à retrouver car il en a été privé, elle lui a été dérobée par son propre milieu social : « Je n’ai pas connu la légèreté de l’enfance » (20)1. Le personnage de Jean Parvulesco est le prétexte de cette quête de l’enfant qu’il n’a jamais été.
Le récit se présente comme une pièce de théâtre classique, construit en 4 actes précédés d’un prologue – et non composé en chapitres, comme le lecteur aurait pu s’y attendre. Cette présentation théâtrale de la table des matières est des plus signifiantes.
Christophe Bourseiller est né dans une famille d’artistes de la gauche parisienne mondaine. Sa mère, Chantal Darget, est comé-dienne et son beau-père, Antoine Bourseiller, un metteur en scène d’avant-garde, déjà célèbre dans les années 60-70.
Ce récit autobiographique est une véritable tragi-comédie à travers laquelle l’auteur tente d’atteindre cette catharsis qui le libèrerait de la comédie psychologique où il a été plongé dès sa naissance : « Je ne faisais qu’obéir aux demandes de ma mère. Je jouais le rôle qu’elle m’avait assigné » (24).
Bourseiller, avec une ironique déréliction, dédie son ouvrage à Danièle Delorme, sa « marraine », et à son « parrain », Jean-Luc Godard. Cette distribution des rôles avait été fixée par la mère : « Ma mère aimait à me seriner que je pourrais compter tout au long de mon existence terrestre sur deux “parrains” solides : Danièle De-lorme et Jean-Luc Godard. Je n’ai bien entendu jamais pu compter sur aucun des deux. » (26)
En effet, un jeune cinéaste, ami de ses parents, Jean-Luc Godard, invité régulier des soirées parisiennes que la mère organise, sym-pathise avec l’enfant et il lui propose de jouer dans ses premiers films. Christophe Bourseiller n’a pas encore 10 ans quand il apparaît dans La femme mariée, Deux ou trois choses que je sais d’elle et Week-end.
La relation d’amitié entre Jean-Luc et Cristophe sera brusquement rompue, en 1972, lorsque Godard se convertit au maoïsme. À l’époque, Christophe Bourseiller n’a que 12 ans, et il ressentira toute sa vie la trahison de son ami : « Jean-Luc, c’est avant tout pour moi un soleil trompeur. Je trouvais en lui dans les années 1960 un oncle juvénile, généreux et sympathique. » (36).
En cherchant Parvulesco, c’est de cette blessure que Christophe espérait guérir. Qui était Jean Parvulesco ? Le nom de cet écrivain énigmatique, dont le rôle est tenu par Jean-Pierre Melville, intervient dans le tout premier long-métrage de Godard, À bout de souffle. On se rappelle la célèbre séquence où Jean Seberg, jouant le rôle d’une journaliste, lui pose cette question : « Quelle est votre plus grande ambition dans la vie ? Et de cette réponse devenue culte : « Devenir immortel, et mourir. »
Près de 30 ans plus tard, en 1988, Bourseiller, en visualisant une émission de télévision2, découvre l’existence du vrai Jean Parvu-lesco et fait le rapprochement avec le personnage joué par Jean-Pierre Melville. Il entame alors sa recherche et découvre avec stu-péfaction, qu’à l’époque où Godard tourne À bout de souffle, Jean Parvulesco se trouvait en Espagne où, collaborant à une revue de cinéma proche du phalangisme, Primer Plano, il n’hésitait pas à écrire que la Nouvelle Vague était porteuse des valeurs fascistes.
Christophe Bourseiller reste interloqué devant cette attitude qu’il juge suicidaire : « L’année même où Jean-Luc Godard lui tresse une couronne dans À bout de souffle, Jean Parvulesco hurle à qui veut l’entendre que son bienfaiteur est un fasciste… » (74)
Il est étonnant que Christophe Bourseiller n’ait pas saisi ce que Guy Debord, dont il fut proche des théories, avait lui compris avec ses ex-périences de contre-cinéma : que le septième art est intrinsè-quement fasciste3.
Tous les absolutismes proviennent de la croyance en l’absolu. Si l’on ne nie pas l’absolu comme un athée stupide, on se trouve devant ce choix métaphysique : soit on s’incline devant l’autorité théologique, c’est la voie fasciste ; soit on ose l’affronter au nom d’un autonomie sociale qui libère l’humain, c’est la voie anarchiste, celle que Debord a voulu empruntée. À travers sa croyance au grand timonier Mao Zedong, Godard, avait lui choisi la sécularisation de l’absolu : il avait une conception fasciste de la révolution, à l’image de Jean Parvulesco avec son « grand gaullisme » ou, plus tard, son admiration pour Vladimir Poutine
Au cours de sa quête, Christophe Bourseiller en arrivera à s’iden-tifier avec Jean Parvulesco : « Il me semble qu’en dépit des dif-férences et des divergences, j’aperçois un point commun avec Parvulesco. Lui et moi, nous sommes échappés d’un film. Nous sommes tous deux des “personnages en quête d’auteur”, selon la belle formule de Pirandello. » (122)
Jean-Luc Godard serait-il l’auteur de leurs personnages, puisqu’il qu’il les a rejetés tous les deux, à peu près à la même époque : « Je ne crois pas qu’il continue de voir Jean-Luc Godard après 1968. Je vois mal Godard tolérer son gaullisme mystique et apocalyptique, incompatible avec sa foi maoïste. » (91)
J’émettrais, ayant un peu fréquenté Jean Parvulesco4 et con-naissant assez bien son œuvre, une autre hypothèse : c’est la mère qui, en les privant de leur enfance, a été l’instigatrice de leurs personnages. Parvulesco ne parle jamais de son enfance, tout se passe comme s’il n’avait pas été un enfant. L’image de la mère me semble pourtant prépondérante dans son œuvre, apparaissant d’une manière voilée sous la figure mariale. Le tabou de l’inceste est, selon moi, l’axe secret et invisible de son œuvre romanesque, ce que personne ne semble avoir relevé jusqu'ici.
Qu’est-ce qu’un personnage ? un prédicat qui n’existe en tant que sujet que par ce qu’on dit de lui. Certains zélateurs de Parvulesco en ont fait un maître, « un sujet supposé savoir », comme disait Lacan. Christophe Bourseiller, lui, pensait pouvoir utiliser Jean Parvulesco pour comprendre la trahison d’amitié de Jean-Luc Godard. Mais aucun personnage ne pourra jamais nous libérer de la fiction de notre propre vie, seul un ami pourrait le faire. Simone Weil écrit quelque part : « Avoir un ami, c’est la seule manière d’aimer l’hu-manité5. » Je pense à cette phrase de Simone Weil, en me sou-venant de ce jour où Jean Parvulesco me parla de son amitié avec Éric Rohmer. Je n’ai jamais eu qu’un seul ami, me dit-il, tous les autres n’ont été que de « grands manipulés ». Toute prédication sur Jean Parvulesco est une manipulation parce qu’elle fonde son personnage. En cherchant Parvulesco, Christophe Bourseiller est lui-même devenu l’objet de ce personnage : le dernier des « grands manipulés ». Le vrai pathos de ce livre était gravé d'emblée dans les terribles mots de l’incipit : « Je ne crois pas en l’amitié. Seuls demeurent en ce monde des serpents ondulant au gré de la perversité. » (13) Parce qu’il avait un ami, Jean Parvulesco fut autre chose qu’un personnage.
NOTES
1. Christophe Bourseiller, En cherchant Parvulesco, La Table Ronde, 2021. Les chiffres entre parenthèses correspondent à la pagination de cette édition.
2. Il s’agissait d’une émission proposée par Olivier Germain-Thomas dans le cadre du magazine Océaniques, sur FR3.
3. Sur la conception parvulescienne de la « Nouvelle Vague », voir le livre récent paru en italien : Claudio Siniscalchi, Quando la “Nouvelle Vague” era fascista. Jean Parvulesco e il nuevo cinema francese (1960), Settimo Sigillo-Europa Lib. Ed, 2018. On pourra aussi lire sur ce site l’entretien de Michel Marmin, Jean Parvulesco et le cinéma.
4. Voir sur ce site, Parvulesco et moi.
5. Cité par Simone Pétrement, La vie de Simone Weil, Fayard, 1973, p. 94.