Attention : on parle de #storytelling ici. Donc l'écologie narrative, c'est l'écologie du storytelling, du récit.
Rien à voir avec la protection de l'environnement, le développement durable et consorts. Sans leur faire injure, ce n'est pas de ces sujets dont je vais parler. D'autres, d'ailleurs, le feraient bien mieux que moi.
Non, moi je parle d'écologie du storytelling au sens d'écosystème. Et s'il y a éco dans écosystème, il y a aussi système. C'est donc donc au système narratif ambiant, qui nous entoure, que je m'intéresse. C'est le stoytelling de notre société : l'histoire dans laquelle nous vivons, nos propres histoires personnelles. Ensemble, elles forment le storytelling collectif. Bref, c'est important. C'est notre vie, en fait, sans exagérer ou abuser de grands mots. c'est vraiment ça.
Donc, quelles sont ces écologies narratives dans lesquelles nous vivons, en ces temps de post-vérité post-Trump, en ces temps de Covid aussi ? Oui, car effectivement, nous vivons dans des écologies narratives. autant la nature de ces écologies que le fait qu'elles existent sont le sujet de cet article.Je pars, dans ma réflexion, d'un écrit récent d'un grand pionnier du storytelling : Yiannis Gabriel. Honnêtement, je ne pensais pas que ce prof de l'université de Bath en Angleterre publiait encore, car c'est vraiment un des tous premiers à avoir écrit sur le storytelling des organisations dans les années 1990. Autant vous dire que j'en suis ravi. Yiannis Gabriel a donc écrit un chapitre sur ces écologies narratives en janvier 2021, pour un livre dont le titre est "What politicial science can learn from the humanities" (grosso modo : ce que la science politique peut apprendre des sciences humaines -vaste programme !). Pour ceux que cela intéresse, le chapitre est disponible à la lecture sur ResearchGate. Moi, je parle de post-vérité post-Trump, de Covid, mais Gabriel va bien plus loin : il parle en plus de conspirations, complots et de jungle narrative. Bigre !
Bon, déjà; l'écologie narrative, précisément, qu'est-ce que c'est ?
C'est comme dans la nature. Des espaces dans lesquels des récits et des contre-récits émergent, interagissent, se confrontent, évoluent puis meurent. Gabriel met ces écologies en connexion avec ce qu'il appelle les cultures politiques. Pour lui, ces cultures politiques s'appuient sur des monocultures narratives, des déserts narratifs, des jungles narratives, donc, aussi. J'aime bien cette image climatique et géographique. Je la trouve très forte. On visualise tout de suite ce dont il s'agit.
Quel storytelling pour les cultures politiques de post-vérité ?
Comme on peut se l'imaginer : il n'est pas folichon. Yiannis Gabriel fait des observations de faits auxquels, malheureusement on commence à être habitués. Hauts cris de crise imminente à venir, de cataclysme en approche. En en feux roulants : ça n'arrête pas. Cela vous rappelle un peu quelque chose ? Le moment présent, certes, en pleine crise Covid, mais c'était déjà un peu le cas avant. L'annonce ou la prétention de souffrances insoutenables. Les insultes, les allégations, les exagérations, les mensonges, la victimisation... Très Trump, tout ça, il est vrai... Une avalanche de théories du complot, de conspirations supposées, jusqu'à la cacophonie. Et, pour envelopper tout ça, un lit de nostalgie pour un soi-disant âge d'or à l'opposé du monde dans lequel nous vivons actuellement. Le mythe du passé glorieux. "Make America great again" (Trump)... "Retrouvons nos capacités d'agir comme nous l'entendons" (Brexit)...
Du coup, dans ces cultures politiques de type populistes, des jungles narratives se développent. Cela nous permet de mieux comprendre le Trumpisme. Derrière les apparences (et peut-être un peu de réalité quand même, non ?) de folie, il y a une stratégie, après tout. L'objectif est que cette jungle gagne l'ensemble des institutions du pays, puis s'étende jusque dans les organisations, les entreprises. Effrayant, non, ce scénario ?
Le pire est que tout cela est décentralisé. Ce n'est pas du top - bottom. Comme je l'ai déjà dit dans cet article, et je suis le raisonnement de Gabriel, on part de l'individuel vers le collectif. Ces histoires là sont vécues par la base, au plus près des individus, puis remontées vers le collectif en s'égosillant : "regardez ce qui se passe sur le terrain, ce que subissent les vrais gens !". Dans la jungle narrative de la post-vérité, il y aurait une majorité silencieuse. Ou plutôt une majorité réduite au silence et qui ne pourrait pas s'exprimer.
Précisons que tout cela n'est pas l'apanage de Trump et du Brexit. Les théoriciens de la catastrophe écologique et de la décroissance extrême et urgente sont à ranger dans la même catégorie, pour moi. Tout comme les médecins médiatiques catastrophistes qui exigent pêle-mêle l'annulation de Noël, de Nouvel An, des vacances scolaires et l'enfermement immédiat de tous, pour ... le coronavirus (je mets ... car on ne peut quand même pas dire vaincre -pas fous, ils ne s'engagent pas sur des résultats).
Et, pour ne pas cibler toujours les mêmes... Il faut bien avouer que les histoires avec une polarisation extrême sont aussi pratiquées par les cultures politiques plus ordinaires... Il est vrai que ça a tellement bien marché pour Trump, au moins pendant un temps...
Le jeu des récits et contre-récits :
L'histoire ne s'arrête pas là. Face au récit majoritaire, des contre-récits s'élèvent. D'habitude, ils émanent d'acteurs qui se disent marginalisés, des voix qui disent ne pas avoir la possibilité de se faire entendre. En l'occurence, les Trumpistes, dorénavant.
L'histoire dominante peut soit ignorer cette histoire alternative, soit s'en accomoder, décider de la neutraliser, la discréditer... Dans un bal sauvage pour obtenir le pouvoir.
La bataille narrative gagne toutes les dimensions de la société : le monde politique, les médias, la culture, et l'économie aussi.
Ce n'est pas un drame. Comme l'indique Gabriel, l'histoire dominante et les contre-récits ont besoin l'un de l'autre. C'est dans la nature des choses. C'est même souvent le contre-récit qui va mettre à jour le récit majoritaire. Parce que, hé oui, ce n'est pas parce que nous vivons au coeur de quelque chose que nous nous en rendons forcément compte.
Tout cela forme donc les fameuses écologies narratives.
Monocultures narratives :
La jungle n'est pas le seul type de modèle à l'oeuvre. Et d'ailleurs, il peut lui-même être en concurrence pour la posture de dominant avec un autre système.
On peut aussi se retrouver dans une logique de monoculture narrative. Toute voix dissonante est alors considérée comme traîtresse et a vocation à être éliminée. C'est, à mon sens, l'orientation du Trumpisme sur la toute fin de l'histoire. C'est à dire : quand beaucoup l'ont lâché, en étant traité de traîtres, effectivement, et quand l'appel à l'insurrection a été suivi des faits. C'est aussi une logique d'antagonisme : c'est "eux" contre "nous". Eux étant bien entendu les mauvais, ceux qu'il faut abattre.
Une facette, aussi, partagée par la jungle et la monoculture : la simplification. Vous ne comprenez pas la complexité qui vous entoure ? Et bien, on va vous l'expliquer très très simplement. Trop, évidemment, pour que ce soit exact.
Déserts narratifs :
Gabriel ne développe pas, donc je le fais.
Le désert narratif n'est pas plus enviable. Les gens errent dans leur vie, au jour le jour, sans but, sans idéal ni même projet. Leurs gouvernements peuvent essayer de créer une histoire-projet ad hoc, mais comme elle ne repose sur rien, c'est un coup d'épée dans l'eau.
C'est un peu ce qui se passe en période de confinement Covid, et en périodes de confinements qui s'enchaînent. La sensation d'un jour sans fin.
Mais c'était déjà le cas avant : le sentiment d'une perte de sens, au travail ou ailleurs, globalement dans la société.
Des frontières narratives floues :
Tout serait très simple si ces différents écosystèmes avaient des frontières étanches. Mais ce n'est pas le cas.
Ces différents univers narratifs coexistent, entrent en collision, s'interpénètrent et ont le potentiel pour générer des monstres hybrides. Et ce flou de renforcer encore l'incrédulité, l'incompréhension de tous.
Les antenarratives de David Boje (un autre grand pionnier du storytelling, universitaire américain, lui) sont à l'oeuvre. Les antenarratives sont des paris sur des possibilités d'histoires. Ces apprenties histoires évoluent en parallèle, se téléscopent parfois, se mixent ou meurent. Un phénomène bien connu dans l'univers du storytelling.
Il est en tout cas extrêmement intéressant de voir que des vétérans du storytelling tels que Gabriel et Boje ont toujours une résonance et une actualité.
Pour notre part, chez Storytelling France, nous sommes complètement dans la réflexion sur l'utilisation du storytelling aujourd'hui comme demain. En phase avec notre temps.